« L’APPREHENSION CONSTITUTIONNELLE D’UN EVENTUEL GLISSEMENT DU CALENDRIER ELECTORAL DE 2020 EN RCA »
« Cogitationis poenam nemo patitur ».
Par Dominique Désiré ERENON, Docteur en Droit Public de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Constitutionnaliste,
Enseignant-Chercheur à la Faculté des Sciences Juridique et Politique de l’Université de Bangui,
Ancien Ministre, Directeur de Cabinet du Premier Ministre, Chef du Gouvernement,
Ancien chargé de Mission Juridique au Cabinet du Président de l’Assemblée Nationale,
Ancien Directeur de la Conformité et du Respect des Normes à Ecobank-Centrafrique.
L’éventuel glissement du calendrier électoral de 2020, voilà une préoccupation à la fois citoyenne et politique !
Le premier tour des élections présidentielle et législatives devrait se tenir le 27 décembre 2020, si l’on en croit l’Autorité Nationale des Elections (ANE). Mais à ce jour, il y a des raisons de penser que cette date est hypothétiquement tenable, à cause du retard que connait déjà le processus électoral.
Beaucoup de conditions risqueraient de ne pas être réunies à temps : conditions institutionnelle (adoption de la Loi Organique portant Organisation et Fonctionnement de l’ANE), matérielle, financière et sécuritaire.
De plus, il n’y a pas d’élection sans un corps électoral, ce qui suppose la cruciale et longue phase d’enrôlement des électeurs sur toute l’étendue du territoire, opération qui n’a toujours pas démarré alors qu’elle devait l’être depuis le 02 janvier 2020. L’installation des démembrements de l’ANE a commencé mais est vivement contestée par les partis politiques qui disent n’avoir été ni préalablement informés ni associés.
Mais ll convient de dire d’emblée que la présente réflexion ne porte nullement sur le piétinement du processus électoral mais plutôt sur les conséquences d’une hypothèse de glissement du calendrier électoral.
Face à cette hypothèse aujourd’hui ambiante dans l’opinion centrafricaine et le milieu politique, préoccupante pour les citoyens et stressante pour les gouvernants, je m’emploierai ici, à la manière d’un mécanicien ou d’un serrurier, à utiliser tous les outils, outils et clefs juridiques disponibles et à choisir ceux qui sont les mieux adaptés à l’équation que représente l’éventuel glissement du calendrier électoral de 2020.
Le premier réflexe, c’est d’aller interroger la Constitution, la loi première, la loi des lois, la loi qui proclame et consacre des principes qui tendent à définir des piliers de ce qu’on pourrait appeler le consensus républicain.
Justement, l’article 25 de la Constitution du 30 mars 2016 dispose que la forme de l’Etat centrafricain est la République. Or, la République, c’est d’abord un Etat régi par des lois. La République, c’est aussi une tradition, la tradition républicaine car la Constitution permet toutes sortes d’hypothèses préoccupantes auxquelles le droit n’apporte pas de réponses satisfaisantes : que se passerait-il si les élections générales de 2020 ne se tenaient pas à bonne date ? C’est en cela que la tradition républicaine constitue le refuge du bon sens et de la démocratie.
Le Chef de l’Etat est investi d’un mandat représentatif et temporaire, limité à cinq ans, renouvelable une seule fois mais dont la durée quinquennale ne peut être prorogée pour quelque motif que ce soit (article 35 de la Constitution du 30 mars 2016).
Quant aux députés, ils disposent également d’un mandat de cinq ans, avec possibilité d’un renouvellement illimité (article 68 de la Constitution du 30 mars 2016).
Si la date du 27 décembre 2020 n’est pas tenue pour le premier tour des scrutins présidentiel et législatif, il y’aura glissement du calendrier électoral. La survenance d’un tel événement serait très stressante pour les gouvernants, Président de la République et députés. Très clairement, c’est la question de leur maintien dans leurs différentes fonctions qui serait alors posée.
Il convient de préciser que le mandat du Président Faustin Archange TOUADERA court depuis le 30 mars 2016, date de son investiture et prendra fin le 30 mars 2021 ; celui des députés, depuis le 03 mai 2016, date de leur installation et expirera le 03 mai 2021.
I/ L’IMPOSSIBILITE ABSOLUE D’UNE PROROGATION DU MANDAT PRESIDENTIEL
Aux fins d’un meilleur éclairage, deux dispositions essentielles de la Constitution du 30 mars 2016 méritent d’être combinées et analysées ici.
D’abord, l’article 36 al.2 dispose : « l’élection du nouveau Président a lieu 45 jours au moins et 90 jours au plus avant le terme du mandat du Président en exercice ».
Enfin, l’article 35 al. 3 de la Constitution du 30 mars 2016 énonce l’impossibilité absolue « d’exercer plus de deux mandats consécutifs » et de « le proroger pour quelque motif que ce soit ».
En clair, pour être respectueux de ces deux dispositions, l’élection présidentielle doit être organisée 45 jours au moins ou 90 jours au plus avant l’expiration du mandat du Président Faustin Archange TOUADERA, concrètement avant le 30 mars 2021.
Si donc l’élection présidentielle ne se tient pas conformément aux dispositions de l’article 36 al.2 de la Constitution du 30 mars 2016, une question se poserait, celle de savoir si le Président de la République pourrait rester en fonction au-delà du 30 mars 2021, le temps que les élections soient organisées.
A cette question, la Constitution du 30 mars 2016 en son article 35 al. 3 répond très clairement par la négative. Passé le 30 mars 2021, l’actuel Président de la République ne pourrait constitutionnellement rester en fonction puisqu’une telle hypothèse serait synonyme de prorogation du mandat présidentiel, chose formellement et absolument proscrite par la Constitution.
D’aucuns pourraient être tentés d’exhumer le précédent somme toute fâcheux de la prétendue Loi Constitutionnelle N° 10.005 du 11 mai 2010 modifiant et complétant certaines dispositions de la Constitution du 27 décembre 2004, laquelle avait été adoptée (95 pour et 6 contre et 1 abstention) pour permettre au Président François BOZIZE YANGOUVONDA et les députés dont les mandats devaient expirer respectivement les 03 et 11 juin 2010, de demeurer en fonction, en cas de suspension du processus électoral et jusqu’à l’achèvement de celui-ci.
D’un point de vue juridique, ceci ne saurait constituer une jurisprudence car cette loi constitutionnelle n’en était pas une, car elle avait été irrégulièrement adoptée et a même contrevenu aux dispositions de la Constitution du 27 décembre 2004 notamment l’article 108 al. 2, lequel interdisait toute révision du « nombre et de la durée du mandat présidentiel ».
De même, la Constitution du 30 mars 2016, en son article 103, a instauré un verrou, celui d’exclure du champ de la révision constitutionnelle, « le nombre et la durée des mandats présidentiels ».
II/ LES CONSEQUENCES INSTITUTIONNELLES DE L’IMPOSSIBLE PROROGATION DU MANDAT PRESIDENTIEL
Au-delà du 30 mars 2021, et en l’absence d’organisation à bonne date de l’élection présidentielle, le mandat de l’actuel Président de la République, Chef de l’Etat expirerait. D’un point de vue constitutionnel, il s’agirait d’un cas d’empêchement définitif (article 47 al.2 de la Constitution du 30 mars 2016).
La conséquence serait que le Chef de l’Etat perdrait toute légitimité ; il serait dépossédé de ses attributions et prérogatives constitutionnelles et ne pourrait plus poser des actes opposables à la nation.
A noter que pareille hypothèse serait synonyme de vacance de la présidence de la République, selon l’article 47 al. 1 de la Constitution du 30 mars 2016.
Aux termes de l’article 47 al. 2, cette situation doit être formellement constatée « par un comité spécial présidé par le Président de la Cour Constitutionnelle et comprenant le Président de l’Assemblée Nationale, le Président du Sénat et le Premier Ministre, Chef du Gouvernement »
L’hypothèse d’une vacance du pouvoir présidentiel n’ouvrirait pas dans l’immédiat une transition politique, mais plutôt une période de suppléance. Celle-ci échoit au Président de l’Assemblée Nationale, tel que le prescrit l’article 47 al. 8 de la Constitution du 30 mars 2016 : « En cas de démission, de destitution, d’empêchement définitif ou de décès, le Président de la République est suppléé par le Président de l’Assemblée Nationale », en l’espèce l’Honorable El Hadj Moussa Laurent NGON BABA, Député de la circonscription de Baboua 1 et Président du Parti d’Action pour le Développement (PAD).
Une fois devenu Président suppléant, El Hadj Moussa Laurent NGON BABA devrait organiser le scrutin pour l’élection du nouveau Président de la République 45 jours au moins et 90 jours au plus après l’ouverture ou la constatation de la vacance. Cependant, il serait inéligible d’office à cette élection, conformément à l’article 47 al. 7 de la Constitution du 30 mars 2016.
Par contre, Faustin Archange TOUADERA dont le mandat aurait expiré le 30 mars 2021, pourrait très bien être candidat à cette élection présidentielle, l’intéressé n’ayant pas encore exercé deux mandats successifs, ainsi que le dispose l’article 35 al. 3 de la Constitution du 30 mars 2016.
Mais il faut savoir que la mission assignée au Président suppléant par l’article 47 al. 10 de la Constitution du 30 mars 2016 pourrait se révéler quasiment impossible d’un point de vue pratique.
Le suppléant qui entrerait dans la fonction présidentielle ne disposerait que de 45 à 90 jours (soit trois mois maximum), du 30 mars au 30 juin 2021, pour organiser le scrutin présidentiel ; en droit l’emploi de l’indicatif valant impératif : « Le suppléant est tenu d’organiser, dans les quarante-cinq (45) jours au moins et quatre-vingt-dix (90) jours au plus, l’élection du nouveau Président de la République ».
Si par malheur, le suppléant du Président de la République (Président de l’Assemblée Nationale) n’arrivait pas, lui non plus, à organiser l’élection du nouveau Président de la République dans le délai requis, le pays serait plongé dans un vide constitutionnel, faute de prise en compte par la Constitution du 30 mars 2016 de cette éventualité.
Voilà le postulat le plus préoccupant, le plus inquiétant et le plus stressant car un vide constitutionnel est potentiellement source de troubles politiques et de crise institutionnelle dans le pays.
Le vide constitutionnel, dans le meilleur des cas, ferait appel à la tradition républicaine laquelle renvoie au bon sens et à la démocratie. Les forces vives de la nation seraient ainsi sollicitées pour décider de l’instauration d’une transition politique.
Comme toute transition politique, cela dépendrait forcément de la bonne volonté des uns et des autres mais surtout des calculs politiques des uns et des autres, chacun ayant, en pareil postulat, le réflexe de prêcher pour sa chapelle. Face à cela, et le moment venu, nous nous assignerions le rôle de gardien de la Constitution, pour que triomphe l’intérêt national.
Je termine ma réflexion en faisant observer que notre Constitution du 30 mars 2016 comporte moult anomalies et contradictions de taille qu’il faudrait corriger.
Napoléon affirmait : « Aucune Constitution n’est restée telle qu’elle a été faite. Sa marche est toujours subordonnée aux hommes et aux circonstances ».
L’un des axes de cette révision constitutionnelle que j’appelle de tous mes vœux, c’est l’adaptation de notre loi première aux réalités sociales et culturelles de chez nous. Guy Carcassonne, l’un des éminents constitutionnalistes Français disait avec son éloquence légendaire : « la meilleure constitution du monde ne suffit pas à faire le bonheur d’un pays, mais une mauvaise suffit à faire son malheur ». Une constitution inadaptée aux réalités d’un pays fera le malheur de ce pays.
Tout bon constitutionnaliste sait que « les constitutions ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil » tel que l’affirmait Royer-Collard. Ceci signifie que les constitutions subissent l’usure du temps, comme toutes choses humaines. S’agissant de la Constitution du 30 mars 2016, il me parait utile que notre République procède à la révision des articles dont l’expérience aurait fait sentir les inconvénients. Vivre, n’est-ce pas s’adapter ?
Dans cette entreprise d’adaptation de notre Constitution à l’environnement social, culturel et politique de notre pays, le constitutionnaliste centrafricain devrait jouer un rôle de premier plan.
Bangui, 31 mars 2019