Lu pour vous
https://www.lemonde.fr/ Par Frédéric Bobin et Joan Tilouine, avec nos correspondants à Johannesburg, Alger, Tunis, Abidjan, Bangui et Ouagadougou
2 avril 2020 à 18h00
Pékin multiplie les dons d’équipements médicaux aux pays africains dans l’espoir de conforter son ancrage stratégique sur le continent.
Il est le visage bienveillant de la Chine au chevet de l’Afrique en ces temps d’adversité. Jack Ma, 54 ans, milliardaire philanthrope, mobilise ses ressources et ses réseaux pour aider les Africains à enrayer l’épidémie du Covid-19 sur un continent de plus en plus exposé, puisque le nombre de cas – 6 213 recensés jeudi 2 avril – y a été multiplié par 2,3 en une semaine.
Le fondateur du géant chinois de la vente en ligne Alibaba, classé vingtième fortune mondiale, est le prototype de l’icône humanitaire que Pékin aime à mettre en scène pour projeter l’image d’une Chine généreuse assistant les plus démunis.
De fait, Jack Ma a des moyens. Dimanche 22 mars, des avions-cargos d’Ethiopian Airlines, seule compagnie à continuer de faire la navette entre l’Afrique et la Chine, ont acheminé à Addis-Abeba 5,4 millions de masques, 1,08 million de kits de test diagnostique et 40 000 combinaisons de protection.
Les dons ont été réceptionnés par le Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (Africa CDC en acronyme anglais), bras sanitaire de l’Union africaine (UA), en attendant d’être redistribués auprès des cinquante-quatre pays africains.
Une « diplomatie sanitaire »
Bien en évidence sous les flashs de Xinhua, l’agence officielle chinoise, le matériel déchargé affiche la double estampille Jack Ma Foundation et Alibaba Foundation, deux organisations caritatives créées par le tycoon chinois sur le modèle des fondations privées occidentales. Il empruntera les canaux logistiques d’Electronic World Trade Platform (eWTP), la plate-forme d’Alibaba déjà implantée sur le continent en Ethiopie et au Rwanda.
Une autre compagnie chinoise, Huawei, géant des télécoms, signe également des chèques ou fournit de l’équipement (contrôleurs thermiques, systèmes de visioconférence) à des pays comme la Tunisie, l’Afrique du sud, la Zambie ou le Kenya. Simultanément, les officiels de la santé de la République populaire de Chine, à la fois foyer de l’épidémie et premier pays où celle-ci a été endiguée, ont organisé des visioconférences avec des experts d’Afrique subsaharienne (18 mars), d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient (26 mars) afin de « partager leur expérience » dans la lutte contre le Covid 19.
L’Afrique du Sud, pays du continent où l’impact de la pandémie devrait être le plus meurtrier, est en train d’affiner sa stratégie. Dans cette période qu’il qualifie de « calme avant la tempête destructrice », le ministre de la santé, Zweli Mkhize, mettra vendredi 3 avril toute l’équipe impliquée à divers échelons dans la lutte contre la pandémie, en téléconférence avec des experts chinois « pour en savoir plus sur leur approche ».
L’Afrique du Sud dit compter en ces heures cruciales sur deux pays : la Chine, en raison de son « approche victorieuse », selon Zweli Mkhize, et Cuba, le pays précurseur de la « diplomatie sanitaire », dont les médecins sont déjà très présents dans le système de santé sud-africain. Cela tombe bien : Pékin ne demande qu’à partager cette nouvelle expertise.
Gestes appréciés dans les capitales africaines
Alors que le continent « doit se préparer au pire », selon la formule de John Nkengasong, directeur de l’Africa CDC, interrogé par Le Monde Afrique, ces gestes chinois sont appréciés dans les capitales. « La Chine est parfaitement mobilisée, se félicite M. Nkengasong. Ce soutien de la Chine est crucial et salvateur. » Il n’est surtout pas anodin. La manière dont Pékin utilise le Covid-19 pour se poser en partenaire attentionné de l’Afrique s’inscrit dans une stratégie globale d’implantation déjà bien établie où le « soft power » a toute son importance pour accompagner le dessein stratégique de l’accès aux ressources, voire de contestation des zones d’influence occidentale.
En Afrique comme ailleurs, la santé publique est désormais associée aux fameuses « nouvelles routes de la soie » que Pékin cherche à dérouler à travers le monde. De ce point de vue, la crise de fièvre hémorragique Ebola (quelque 11 000 morts de 2013 à 2016), où 1 200 techniciens chinois de la santé avaient été déployés sur le terrain – Guinée, Liberia et Sierra-Leone –, avait constitué une sorte de répétition. L’événement avait « marqué la montée en puissance de l’engagement chinois » dans cette diplomatie sanitaire d’un nouveau type, relève Antoine Bondaz, dans une note publiée le 26 mars par la Fondation pour la recherche stratégique (« Route de la soie de la santé » : comment la Chine entend profiter de la pandémie pour promouvoir sa diplomatie sanitaire).
L’essor de la Chinafrique sur les quinze dernières années (2003-2018), qui a vu le commerce bilatéral multiplié par 11 (atteignant 185 milliards de dollars) et les investissements chinois en Afrique multipliés par 7 (5,4 milliards de dollars), a aussi intensifié les liens humains et donc exposé les populations à des aléas épidémiques nouveaux. Alors que près d’un million de Chinois vivent en Afrique, le flux inverse s’est aussi densifié avec 50 000 étudiants africains inscrits dans des universités en Chine (soit vingt-cinq fois plus qu’en 2003).
Dédramatiser, restaurer une réputation
Les nouveaux enjeux sanitaires entourant cette circulation des personnes ont dominé la première phase de la crise du Covid-19, séquence où la Chine était aux prises avec son propre foyer infectieux qui jetait une ombre sur son image internationale. Il s’agissait alors pour les diplomates chinois en poste en Afrique de dédramatiser, de restaurer une réputation brouillée. A Tunis, l’ambassadeur s’invitait dans les studios de télévision et de radio pour rassurer chacun sur la « rigueur de la Chine ».
A l’évidence, la consigne était de ne pas laisser s’instiller le moindre doute sur un éventuel risque chinois, politique ou humain. Dès qu’une suspicion affleure dans l’opinion publique sur la diaspora chinoise, les diplomates de Pékin montent au créneau. Ainsi de l’ambassadeur chinois en Côte d’Ivoire qui dénonce dans les médias locaux des « accusations mensongères [visant des Chinois] et la stigmatisation » qui sont à ses yeux « un virus aussi dangereux » que le Covid-19 lui-même. Et le diplomate de se faire l’écho des « inquiétudes » de ses compatriotes vivant en Afrique quant à leur « sécurité ».
Le message a semble-t-il fini par être entendu. A mesure que la Chine résorbait son foyer de contamination de Wuhan, la défiance antichinoise s’est estompée en Afrique, désormais relayée par une phobie visant plutôt des Européens suspectés à leur tour d’importer le nouveau coronavirus au point d’être souvent interpellés sous le sobriquet de « corona ». Le tournant dans la perception a permis à ces représentants de Pékin de passer d’une posture défensive à une attitude offensive, plus politique, centrée sur la promotion d’un modèle présenté comme porteur de leçons pour le reste de la planète.
Désarmer les suspicions
Ainsi l’ambassadeur à Bamako déclare-t-il au journal malien L’Indépendant que la Chine a « fait preuve d’humanisme et de solidarité » dans sa manière de partager les informations sur sa lutte victorieuse contre sur le Covid-19. « La force de la Chine, ajoute-t-il, c’est la direction forte du parti et du gouvernement, le sens de la discipline et du sacrifice de la population. »
Au fil des entretiens qu’ils accordent à la presse africaine, les diplomates chinois distillent une petite musique lancinante : la Chine est critiquée en Occident car l’efficience de son modèle dérange. « Avec le développement chinois, le monde voit un autre modèle, un autre système social, souligne ainsi l’ambassadeur chinois au Tchad dans un entretien à Electron TV. Cela menace un courant en Europe qui cherche toutes les opportunités pour dénigrer la Chine. »
Pékin reste toutefois assez prudent dans sa communication, comme s’il s’agissait de désarmer les suspicions en déléguant parfois à d’autres la promotion de son image, au risque de créer une certaine confusion. Déjà, la mise en avant de Jack Ma est en soi assez éloquente, signe d’une volonté d’abriter le Parti communiste chinois (PCC) derrière une étoile du néocapitalisme chinois. La même observation vaut pour certains acteurs africains.
Ainsi du rôle pivot confié à l’Ethiopie dans la distribution de l’assistance chinoise au reste de l’Afrique. Non seulement Ethiopian Airlines est la seule compagnie à assurer cet insolite pont aérien intra-africain (à l’exception d’Air Algérie qui acheminé les dons chinois à Alger), mais les diplomates d’Ethiopie, l’un des principaux partenaires stratégiques de Pékin en Afrique, sont en première ligne, y compris hors de leurs frontières. Mardi 31 mars, l’ambassadeur éthiopien en Côte d’Ivoire a été l’autorité qui, à l’aéroport d’Abidjan, a remis les dons de Jack Ma à la directrice ivoirienne de l’Institut Pasteur. La procédure protocolaire était pour le moins inédite.
Soulager les maux du continent
Une autre scène confirme le caractère occasionnellement baroque de ce jeu chinois en Afrique. Jeudi 19 mars, quelques heures avant l’établissement en Afrique du Sud de mesures de confinement auxquelles les Forces armées nationales sud-africaines (SANDF) allaient être associées, une petite cérémonie était organisée à Pretoria, la capitale économique, autour d’un don de la Chine à l’armée sud-africaine de protections pour ses éléments qui allaient être déployés sur le terrain.
Le chef des armées, le général Solly Shoke, était présent. Des cartons de matériels déballés, on sortait des échantillons du don (2 000 lunettes de protection, 3 000 masques), en présence d’un général chinois qui ne donnait pas son nom et de responsables en civil de l’ambassade de Pékin. Ces derniers, interrogés, dirigeaient les questions vers un homme sud-africain, Mick Toth, responsable d’une petite société d’import-export de matériel de protection, Pioneer Safety.
L’homme d’affaires disait opérer ce don en son nom mais aussi, curieusement, « au nom de la République populaire de Chine ». Dans la confusion, cela ressemblait plus à un coup de publicité qu’à un geste d’Etat à Etat. Un peu embarrassé, le général Shoke confiait : « On accepte toutes les bonnes volontés mais, dans l’immédiat, il n’y a que la Chine qui est là à nos côtés. »
La multiplication de ces cérémonies de dons installe ainsi l’idée que la Chine s’active pour soulager les maux de l’Afrique, tandis que les mises en cause de la responsabilité initiale de Pékin, et notamment de la fiabilité contestable des informations officielles fournies sur la genèse de la crise, rencontrent à ce stade peu d’échos sur le continent. « Quand tu as besoin d’aide, en tant que pays du tiers-monde, ce sont toujours les mêmes qui sont là : les Chinois, les Russes et les Cubains », commente Abdelhafid, un habitant d’Alger. Au-delà des cérémonies officielles, la qualité de l’équipement chinois permettra de conforter ou non cette perception positive.
Reconfiguration géopolitique
Or, la découverte de produits défectueux une fois les cartons déballés, la difficulté de rendre opératoires les tests diagnostiques ainsi que le risque de détournement de l’aide par les élites locales commencent à nourrir des interrogations. En outre, il restera aux Chinois à imposer une présence réelle au-delà de l’emphase de la communication officielle. « Il y a un décalage entre la mise en scène médiatique et leur relative absence du terrain », minimise une source internationale au Cameroun.
Quoi qu’il en soit, l’activisme de la diplomatie sanitaire chinoise porte en germe une reconfiguration des lignes de force géopolitiques en Afrique. Faut-il s’attendre à la crispation d’une rivalité déjà sourdement engagée sur le continent avec les puissances occidentales ? La présence de l’ambassadeur français en République centrafricaine (RCA) lors d’une cérémonie de dons chinois à Bangui semble a priori infirmer le scénario. Mais la tension qui s’était cristallisée – avant l’émergence de la crise du Covid-19 – autour de l’Africa CDC basée à Addis-Abeba sonne comme une alarme.
Créée en 2017, l’institution est financée par les cinquante-cinq membres de l’UA, avec un soutien des Etats-Unis, de la Chine, de la Banque mondiale notamment. En 2016, Washington avait signé un accord avec Pékin pour que les deux puissances appuient de concert l’Africa CDC. Or, en février, les Etats-Unis se sont dits particulièrement préoccupés par le projet de construction par la Chine d’un bâtiment pour le CDC à Addis-Abeba (projet de 80 millions de dollars), en invoquant le risque d’espionnage chinois. Un signe avant-coureur ?
Frédéric Bobin et Joan Tilouine, avec nos correspondants à Johannesburg, Alger, Tunis, Abidjan, Bangui et Ouagadougou
NDLR : La RCA a reçu aussi sa part du don de Jack Ma constitué de masques, gants, blouses, test de dépistage et autres destinés au personnel de santé, via un vol spécial d'Ethiopian.
(voir photos déchargement sur le tarmac de l'aéroport Bangui Mpoko ci-jointes)