04 juillet 2011 | Par Ellen
Salvi
Il se présentait comme le chantre du «sopi» («changement» en wolof) lors de son élection triomphale en
2000. Onze ans plus tard, le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, déclenche surtout une «envie de changement» pour tout un peuple
qui réclame haut et fort son retrait de la vie politique. Le sien et aussi celui de son fils, Karim Wade, candidat malheureux à la mairie de
Dakar en 2009 et actuel ministre de la coopération internationale, des transports aériens, des infrastructures et de l'énergie.
A la mi-juin, le président a tenté de contourner cette exaspération montante dans tout le pays en présentant un projet
de réforme constitutionnelle si sophistiqué qu'il aurait assuré à la famille Wade de rester au pouvoir à l'issue de l'élection
présidentielle de 2012. Comment ? En demandant aux Sénégalais d'élire simultanément un président et un vice-président avec une majorité de seulement 25% des suffrages exprimés au premier tour.
Cet incroyable «ticket» - bizzarerie constitutionnelle dans un État qui se réclame démocratique - aurait donné l'occasion au président Wade, 85 ans et deux mandats, de placer son fils à la tête
du pays. Ce dernier s'en défend dans une lettre ouverte aux Sénégalais, rendue publique dimanche 3 juillet
Après une décennie de mouvements isolés, les Sénégalais se sont très largement mobilisés le jeudi 23 juin pour
contraindre Wade à abandonner son projet. Des milliers de personnes, essentiellement des jeunes, ont fait bloc pour exprimer leur colère et
leur écoeurement face à un système politique corrompu et verrouillé. Dans les rues de Dakar, les manifestants scandaient «Y'en a
marre». «Y'en a marre», comme le nom du collectif qui avait appelé à ces rassemblements.
En se rendant en masse devant l'Assemblée nationale, puis en s'en prenant directement aux maisons des députés qui
avaient annoncé vouloir voter pour la réforme constitutionnelle, villa après villa, les manifestants ont contraint le gouvernement à finalement renoncer au projet constitutionnel.
«Le pouvoir corrompt et ment aux citoyens»
Membres fondateurs de l'Observatoire international des banlieues et des périphéries (site internet ici), créé en 2008 sous le nom d'Observatoire franco-brésilien, Alain Bertho et Sylvain Lazarus - tous deux chercheurs et professeurs d'anthropologie à
l'université Paris 8 - étaient présents à Dakar en compagnie d'Amar Henni, responsable de l'observatoire pour l'Essonne, lorsque les émeutes
ont éclaté.
Dans le cadre de leurs travaux, réalisés notamment avec le collectif de jeunes cinéastes Ciné-Banlieue, ils ont
rencontré plusieurs mouvements qui se mobilisent pour trouver une solution aux problèmes qui gangrènent le quotidien des Sénégalais : les coupures d'électricité, les inondations et les expulsions
provoquées par la construction d'une autoroute à péage reliant Dakar à Diamniadio.
De ce séjour, ils ont rapporté plusieurs documents qu'ils ont confiés à Mediapart, parmi lesquels une interview de
Simon Kouka, membre du collectif «Y'en a marre», réalisée au lendemain du mouvement du 23 juin :
Dans cet entretien, Simon Kouka revient sur la genèse du collectif «Y'en a Marre», créé en janvier par des journalistes
militants et le groupe de rap sénégalais Keur-Gui de Kaolack. Ce mouvement qui accepte «tout le monde, sauf les politiques» a connu un premier succès au mois de février à l'occasion du
Forum social mondial qui se tenait à Dakar. Il avait alorsaccueilli 5.000 nouveaux adhérents en l'espace d'une matinée.
«Y'en a marre» a lancé le 19 mars, jour du 11e anniversaire de
l'«alternance politique» (élection de Wade à la présidence en 2000), l'initiative «1.000 plaintes contre le gouvernement». Ce nouveau coup d'éclat a permis au mouvement d'asseoir sa
légitimité et d'être «pris au sérieux» par le pouvoir en place (PDS), comme par l'opposition (PS).
«Y'en a marre» a également effectué un important travail auprès des jeunes Sénégalais pour les inciter à prendre leur
carte d'électeur et à ne pas céder à la tentation de vendre leur vote. L'initiative n'est pas sans rappeler celle lancée par le collectif Devoirs de mémoire et plusieurs personnalités telles que
Joey Starr, Lilian Thuram ou encore Jamel Debbouze, après les émeutes françaises de
2005, pour encourager les jeunes de la banlieue parisienne à s'inscrire sur les listes électorales.
Simon Kouka raconte comment bon nombre de jeunes Sénégalais
n'attendent rien d'un monde politique où opposition et majorité sont indissociables et accusées des mêmes maux. Constat repris par les trois anthropologues: «Au Sénégal, les partis sont totalement discrédités. Majorité et opposition sont pris exactement dans les mêmes jugements sur le fait que le pouvoir corrompt
et ment aux citoyens. Le dispositif étatique est complètement associé au dispositif politique. Tous les partis, opposition comprise, sont de ce côté-là.»
La situation s'aggrave
Les coupures régulières d'électricité paralysent le pays depuis plusieurs années et sont l'une des revendications
majeures des mouvements citoyens. «Globalement, ils ont l'électricité une heure sur deux parce que la compagnie nationale (la Sénélec)
produit le courant au fioul, expliquent les trois anthropologues. L'argent destiné à acheter le fioul n'est visiblement pas allé où il fallait, alors que le ministre de l'énergie est
Karim Wade, le fils du président. Comme les fournisseurs de fioul ne veulent plus faire crédit, beaucoup de centrales ne fonctionnent pas.»
Cette situation cristallise bon nombre des colères : «Quand il y
a des émeutes, les sièges de la Sénélec sont pris d'assaut et détruits. Le 23 juin, le mouvement concernait la question constitutionnelle, mais au passage, quelques sièges de la Sénélec ont été
saccagés.»
Autre problème, autre reflet de l'inaction de l'opposition et de la corruption du pouvoir en place : les
inondations. «Tous les ans, des quartiers de 150.000 habitants sont inondés, rapportent les anthropologues. Des plans Orsec sont mis en place, mais ils ne résolvent pas le problème. Par contre, ils enrichissent ceux qui les portent. Il y a le sentiment tout à fait
avéré que la machine étatique, au prétexte de venir aider les gens, permet en réalité de se remplir les poches.»
Et pendant que certains font fortune, la situation s'aggrave : «L'eau
des inondations est ensuite stockée dans des bassins de rétention qui sont envahis par des algues, des herbes, des ordures. Le tout attire des quantités incroyables de moustiques porteurs du
paludisme... Il y a une mortalité extrêmement forte des femmes enceintes et des jeunes enfants, dans l'indifférence étatique la plus totale. Chaque année c'est la même chose. Il y a une
espèce de cynisme. L'argent est débloqué mais on ne sait pas où il arrive. Les gens décrivent une corruption absolue, y compris dans la gestion des catastrophes.»
Durant leur séjour, les trois anthropologues ont également rencontré Ababacar Mbaye, président du mouvement And Suxxali Médina Gounass, qui lutte contre les inondations. Ce dernier leur a confié son sentiment sur les
événements du 23 juin :
«Qui pour gérer ce merdier ?»
Aux problèmes désormais «classiques» des inondations et des coupures d'électricité vient aujourd'hui s'ajouter celui des
expulsions, liées à la construction d'une autoroute à péage reliant Dakar à Diamniadio. «Dans un pays où le PIB par habitant est inférieur à
celui de l'Inde, on se demande qui va payer ce péage...», remarquent les anthropologues.
«C'est Bouygues et l'entreprise Apix (Agence
nationale chargée de la promotion de l'investissement et des grands travaux) qui sont derrière le projet. Des gens vont gagner de l'argent
là-dessus et l'État, comme toujours, va les y aider». Qu'importe si pour cela des milliers de Sénégalais sont mis à la rue.
Fin juin, les trois membres de l'Observatoire international des banlieues et des périphéries sont allés à la rencontre
des habitants dont les maisons ont été rasées en vue de la construction de l'autoroute : «Les gens avaient signé un protocole et négocié un
lieu de relogement. Quand nous sommes allés sur le terrain, on démolissait leurs maisons alors qu'ils étaient encore dedans, qu'ils n'avaient pas touché les indemnités promises et que le lieu de
recasement n'était pas prêt. Certains d'entre eux étaient sans logement depuis six mois. Pour eux, il s'agit d'un énième mensonge de l'État.»
L'accumulation de ces problèmes, qui n'engendraient jusqu'alors que des émeutes sporadiques, a conduit à un véritable
ras-le-bol national. D'autant qu'à un an de l'élection présidentielle, la population ne croit plus en une alternative politique : «Ils ne
raisonnent pas du tout en termes d'opposition de programmes, de choix, etc. Le débat porte uniquement sur la question suivante : quelle va être la personnalité la plus à même de gérer ce
merdier ? Et éventuellement d'y mettre un peu d'honnêteté», confient les anthropologues. Une question à laquelle, pour l'heure, personne ne peut répondre.
«La loi du peuple»
Les manifestations et émeutes de juin contre le pouvoir obligent la classe politique à changer ses plans. «La question du pouvoir se trouve posée autrement avec la mobilisation de la jeunesse et d'une grande partie des
Sénégalais qui pensent que ça ne doit plus durer comme ça. L'un de nos interlocuteurs nous a dit : "C'est une grande leçon pour le pouvoir, mais c'est aussi une grande leçon pour ceux qui éventuellement le remplaceront"», assurent les trois
anthropologues qui voient dans les émeutes sénégalaises quelque chose du mouvement des indignés européens.
Plusieurs observateurs ont comparé ces émeutes aux révolutions arabes. Un rapprochement discuté par les chercheurs de
l'Observatoire: «C'est une mobilisation qui, sur certains points, peut ressembler à la mobilisation
qu'on a connue en Tunisie, sauf qu'il ne s'agit pas d'une dictature, mais d'un système de mensonges et de corruption généralisée. Ce qui se passe au Sénégal est bien une situation sénégalaise
mais c'est vrai qu'elle nous dit aussi des choses sur la situation grecque, la situation tunisienne, la situation française...»
Avec le temps, les différents mouvements sénégalais ont acquis une véritable expertise technique et juridique sur les
problèmes qui empoisonnent le quotidien des citoyens : «Certains collectifs ont fait un énorme travail, ce qui leur permet de démonter le
discours de l'État. Ils proposent une alternative aux problèmes, mais pas à la politique. La situation est paradoxale parce que ceux qui ont une compétence se trouvent hors du champ étatique et
revendiquent d'y rester. Ils ne veulent pas être des partis ni devenir des institutions et encore moins être achetés par les partis existants», précise les membres de
l'observatoire.
Moins confiants que certains
observateurs qui voient dans les récentes émeutes la fin du régime de Wade, les Sénégalais ont affiché, face aux trois anthropologues, un contentement dénué de tout triomphalisme : «Beaucoup nous ont dit que Wade était un loup de la politique et qu'ils avaient peur qu'il puisse retourner la situation à son profit. Le départ de Wade et de
son fils fait l'unanimité, mais personne n'a d'alternative.! Les gens espèrent qu'une figure va finir par se dessiner, mais n'y croient pas vraiment.»
Lors des émeutes du 23 juin, l'opposition a bien essayé de récupérer le combat de «Y'en a marre», en créant «Le
mouvement du 23 juin», mais la greffe n'a pas vraiment pris. Car les questions d'État, comme celles des coupures d'électricité qui ont engendré de nouvelles émeutes le 27 juin, relèvent désormais
de la seule manifestation populaire. En témoigne la presse sénégalaise qui titrait, au lendemain des mouvements : «Le peuple a repris son
pouvoir», «Le peuple invalide le ticket perdant de Wade», «La loi du peuple»...