6 Décembre 2010 RFI
Thabo Mbeki a effectué une courte visite en Côte d'Ivoire le 5
décembre, où il a rencontré successivement les deux rivaux Laurent Gbagbo et Alassane
Ouattara. L'ex-président sud-africain, mandaté par l'Union africaine pour trouver une solution pacifique à la crise ivoirienne, juge la situation « grave, très grave ». Aujourd'hui le
pays a deux présidents, mais aussi deux Premiers ministres.
Alassane Ouattara a reconduit dans ses fonctions Guillaume Soro,
et Laurent Gbagbo a nommé l'économiste Gilbert Marie N'gbo Aké.
Selon nos informations, c'est le message de l'Union africaine que Thabo
Mbeki a transmis le 5 décembre au président sortant, Laurent Gbagbo. L'UA appelle au respect des résultats proclamés par la
Commission électorale indépendante (CEI) - des résultats qui désignent Alassane Ouattara comme vainqueur du scrutin du 28
novembre.
A son arrivée à Abidjan, l'ex-président sud-africain a d'abord rencontré le représentant spécial de l'Onu,
Youn-jin Choi, qui lui a expliqué pourquoi il avait certifié la victoire d'Alassane Ouattara. « Je n'ai pas seulement certifié les calculs de la CEI. J'ai certifié les chiffres de mes propres services
», a confié le chef de l'Onuci.
Puis Thabo Mbeki s'est rendu à la résidence de Laurent Gbagbo. Il s'est longuement entretenu avec lui -
pendant une heure et demie environ. Enfin, il est allé à l'hôtel du golf, où il a rencontré pendant une demi-heure Alassane Ouattara, qui a
déclaré à la sortie : « Je demande à Monsieur Laurent Gbagbo de ne pas s'accrocher au pouvoir
».
Dimanche matin, avant son arrivée à Abidjan, beaucoup se demandaient si Thabo Mbeki n'allait pas proposer aux deux finalistes de la présidentielle ivoirienne une solution à la kenyane ou à la zimbabwéenne : Gbagbo Président, Ouattara Premier ministre. Mais de Washington à Paris, en passant par New York et
Addis-Abeba, Alassane Ouattara bénéficie d'un soutien international beaucoup plus large que Raila Odinga ou Morgan Tsvangirai. Visiblement, Thabo
Mbeki en a tenu compte.
Le Premier ministre de Gbagbo issu de la société civile
Après la nomination de Guillaume Soro par Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo a nommé à son tour un Premier ministre en la personne de Gilbert Marie
N'gbo Aké. La nomination de cet universitaire a créé la surprise.
Gilbert Marie N'gbo Aké à la Primature, c'est un signal que
Laurent Gbagbo entend livrer aux Ivoiriens comme à la communauté internationale. Président de l'université d'Abidjan Cocody, cet économiste
est issu de la société civile. Alors que beaucoup, ici, s'attendaient à la nomination d'un politique pour diriger le premier gouvernement constitué par Laurent Gbagbo après les élections, c'est donc un intellectuel qui a été désigné.
Et le contraste avec le Premier ministre d'Alassane Ouattara est
saisissant. Tout le monde connaît Guillaume Soro. Gilbert Marie N'gbo Aké est méconnu
du grand public. Le premier est un pur politique, passé du syndicalisme étudiant à la rébellion des Forces nouvelles dont il deviendra le chef. Le second est un pur économiste assez atypique
ayant fait sa carrière dans les milieux universitaires.
A travers cette nomination, « la
tentative de Laurent Gbagbo de dédramatiser ainsi le débat est manifeste », estimait, hier soir, un fin connaisseur de la vie politique ivoirienne. La composition du gouvernement
N'gbo Aké devrait-être annoncée très rapidement. Le rythme de la course-poursuite institutionnelle que se livrent Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara est à la mesure du blocage de la situation politique en Côte
d'Ivoire.
Le dilemme de Ouattara
Alassane Ouattara a certes le soutien de l'ONU, du FMI et de
l'Union africaine, mais pour sortir de l'impasse, il doit agir, car le temps ne joue pas pour lui. A Abidjan, de l'avis général, chaque jour qui passe favorise Laurent Gbagbo. Le président sortant, réélu sur une décision judiciaire, contrôle toujours l'appareil de l'Etat. Il a nommé un nouveau Premier ministre et
a désormais tout intérêt à jouer sur un semblant de retour à la normalité. La réouverture des frontières ce lundi 6 décembre, annoncée dimanche soir, en est l'exemple le plus
patent.
Dans ces conditions, Alassane Ouattara, élu démocratiquement
selon la CEI et les Nations Unies, est confronté à un dilemme. S'il reste retranché avec son nouveau gouvernement dans un 4 étoiles de la Riviera, il ne pourra, de fait, bientôt prétendre qu'au
titre de président du nord de la Côte d'Ivoire et de l'enclave de l'hôtel du golf.
S'il en appelle à la rue, il prend le risque d'envoyer ses partisans vers une répression massive. Reste maintenant une
dernière option lancer un ultimatum à Laurent Gbagbo sinon les soldats des Forces nouvelles passeront à l'action. Mais là le danger d'une
confrontation militaire dans les rues d'Abidjan serait immense et le coût humain pourrait être catastrophique pour un dirigeant politique qui ne veut surtout pas s'installer au pouvoir dans un
bain de sang.
Cette ultime option soulève également une question : que dira la communauté internationale ? Détournera-t-elle les yeux
ou condamnera-t-elle le passage en force d'un homme, qu'elle a publiquement adoubé ?
COTE D'IVOIRE: LES REBELLES PILLENT MAIS NE CONSTRUISENT
PAS
17 février 2010 Côte d'Ivoire
Les rebelles pillent mais ne construisent pas A Bouaké, les "com-zones" règnent en seigneurs sur le nord de
la Côte d'Ivoire Enrichis, les ex-chefs rebelles bloquent la réunification d'un pays coupé en deux depuis 2002
(Article du journal Le Monde du vendredi 12 février 2010 n° 20234, par Christophe Châtelot)
Rebelles_Bouaké_2 Le drapeau ivoirien flotte de nouveau sur la préfecture de Bouaké, la "capitale" rebelle située à 350
km au nord d'Abidjan. Dans la chaleur. Dans la chaleur étouffante de ce début février, l'atmosphère est plombée et le bâtiment plongé dans la léthargie. « l'important c'est le symbole, de montrer que l'état est de retour », reconnaît Traoré Vassiriki, secrétaire générale de cette préfecture fantomatique. Car trois ans après sa signature, l'accord politique de Ouagadougou (APO) qui devait réunifier la Côte d'Ivoire, coupée en deux par la rébellion née au nord en 2002, n'y est pas
parvenu. D'Abidjan, le président Gbagbo ne contrôle que le sud. Au nord, les ex-rebelles des Forces Nouvelles (FN) sont enracinés. ce bicéphalisme persistant a provoqué le report - à cinq
reprises déjà - de la présidentielle. Et plus personne ne croit en la tenue du scrutin en mars. Officiellement, "la zone de confiance" qui séparait physiquement le nord et le sud a été officiellement démantelée. L'ex-chef de la rébellion, Guillaume Soro, a été nommé en 2007 premier ministre par son ancien adversaire Laurent Gbagbo. Mais
dans sa préfecture de Bouaké, comme partout au nord, Traoré Vassiriki doit se contenter de "symboles". Le pouvoir réel se trouve à trois
cents mètres de son parking désert, à l'Infas, un ancien centre de formation des professions de santé devenu le siège des Forces Nouvelles. Allers, venues, agitation, ballet de puissants
véhicules tout-terrain... Ici, on travaille. En ce dimanche 31 janvier, les dix "com-zones" du pays - sanglés dans leurs uniformes camouflés et repassés, coiffés d'un béret rouge, bleu, vert ou
noir simulant une vraie armée - y sont réunis en conclave. Ces commandants des Forces armées des forces nouvelles (FAFN) qui menèrent la rébellion en 2002 contre le pouvoir central d'Abidjan sont
avec leurs milices les véritables maîtres du terrain. Toute la partie nord-ouest (CNO) de Côte d'Ivoire (60% du pays, 30% des Ivoiriens) est sous la coupe du Cherif Ousmane dit "guépard",
Ouattara Zoumana, allias Wattao et autres seigneurs de guerre. Sous-officiers
bodybuildés au début de la rébellion, les "com-zones" règnent aujourd'hui en maîtres, qui ne se lassent pas de piller leurs domaines. « Ils contrôlent les précieuses ressources naturelles et le commerce », dénonce le dernier rapport d'évaluation de l'ONU, remis en décembre
2009 au Conseil de sécurité. Les experts décrivaient notamment "une économie de type féodal" tenue par les "com-zones", sécurité, circulation des marchandises, coton, cacao, diamant, essence et
armement, rien ne leur échappe. Pas une taxe ne rentre dans les caisses d'Abidjan. Tout comme les paris de la Loterie nouvelle de Côte d'Ivoire (Lonci), version nordiste de la Lonaci abidjanaise.
"L'argent va au Burkina Faso, au Mali ou dans les paradis fiscaux", explique un haut
responsable de l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (Onuci). "Les élections, la réunification, le
désarmement, c'est du cirque. Les affaires sont trop bonnes" (Un cadre des Forces nouvelles) Il n'y a guère que le slogan écrit sur les murs du lycée de jeunes filles fraîchement
repeint et rouvert grâce à l'aide internationale pour proclamer "la Côte d'Ivoire, unie à jamais". « Et
non ! Nous avons braqué le nord et nous ne le lâcherons pas », rectifie en souriant un cadre du FN. « Les élections, la réunification, le désarmement, tout cela c'est du cirque. les affaires sont trop bonnes », ajoute-t-il. ce trentenaire
gère l'un des corridors partant de Bouaké où passent plus de 500 camions par semaine. « Cumulés, les
péages aux différents barrages des FN me coûtent jusqu'à 100 000 francs CFA (environ 170 euros) par semi-remorque », calcule un industriel. « Le coût de la tonne transportée est l'un des plus élevé au monde », confirme Jean-Louis Billon, puissant homme d'affaire ivoirien. A quelques carrefours de la ville, des policiers des Forces nouvelles règlent tout aussi vainement
qu'à Abidjan une circulation chaotique. Et rackettent les conducteurs pour moins cher que dans la capitale économique rongée par la corruption. Cherif Ousmane - et non les casques bleus
pakistanais de l'Onuci déployés dans la ville - a aussi remis de l'ordre dans ses troupes de volontaires qui ne gagnaient leur vie qu'en terrorisant la ville. Mais on ne peut parler
d'administration. Les fonctionnaires qui avaient fui les combats ne sont d'ailleurs revenus qu'au compte-gouttes. Et surtout, le désarmement des milices - 6000 hommes, selon les Forces nouvelles
- , leur casernement ou leur intégration dans le Centre de commandement qui associe l'état-major loyaliste et celui des ex-rebelles sont illusoires. « Nous attendons l'argent d'Abidjan pour rénover les quatre casernes », se justifie le "com-zone"
Wattao. « Nous désarmons mais, en fait, nous
avons encore nos armes », ajoute-t-il, elliptique, le regard dissimulé derrière ses larges lunettes de soleil. Le rapport de l'Onu dénonce, quant à lui, le réarmement des
ex-rebelles (et aussi des forces royalistes) au mépris de l'embargo international. Certes, à Bouaké, les habitants ordinaires ne regrettent pas de vivre dans une zone franche où l'eau et
l'électricité sont gratuites. « A Abidjan, c'est le désordre, mais à Bouaké c'est le non-droit et
l'arbitraire », résume un militant des droits de l'homme. Le temps de l'union sacré est d'ailleurs révolu. « C'est de plus en plus dure pour tous les Ivoiriens [49% vivent avec moins d'un dollar par jour]. Mais moi, je vis ici, et je vois les "com-zones" pleins aux as. Et
nous, nous ne voyons pas la couleur de l'argent », se lamente Fanta. Inscrite dans un programme de réinsertion des anciens combattants financé par la coopération allemande, la
GTZ, cette ex-rebelle à la carrure de catcheuse est déçue. « J'ai fait le coup de feu pour un idéal,
confie-t-elle. Je suis allée à la baston ». « Mais cet idéal a disparu depuis
longtemps », regrette-t-elle, une casquette kaki vissée sur la tête, relique de cette époque. « On voulait chasser le régime corrompu de Laurent Gbagbo [président en fonction depuis 2000], oublier le tribalisme en donnant aussi une chance aux gens du nord
marginalisés. Pour ça, on a arrêté l'école, on a rejoint les "com-zones". Maintenant, on galère, alors qu'ils nous avaient promis une vie meilleure », lâche-t-elle.
« Aucune des parties n'a intérêt à reprendre les affrontements », juge un
responsable de l'Onuci. Mais pour Fanta, malgré son amertume, « si ça chauffe à nouveau, j'y
retourne ».
Christophe Châtelot (Le monde / 12/02/2010)