par Ignacio Ramonet
Le Monde diplomatique mars avril 2011
"Tous les peuples du monde qui ont bataillé pour la liberté ont fini par exterminer leurs
tyrans."
Simon Bolivar
Les insurgés libyens méritent l’aide de tous les démocrates. Le colonel Kadhafi est indéfendable. La
coalition internationale qui l’attaque n’est pas crédible. On ne bâtit pas une démocratie avec des bombes étrangères.
Parce qu’elles sont en partie contradictoires, ces quatre évidences nourrissent un certain malaise, notamment au sein des gauches, à propos de l’opération Aube
de l’Odyssée lancée en Libye le 19 mars dernier.
L’insurrection des sociétés arabes constitue l’événement politique international le plus important depuis l’écroulement, en Europe, du socialisme autoritaire
d’Etat en 1989. La chute du Mur de la peur dans les autocraties arabes est l’équivalent contemporain de la chute du Mur de Berlin. Un authentique séisme mondial. Parce qu’il se produit dans la
zone où sont localisées les principales réserves d’hydrocarbures de la planète, et parce que son épicentre se trouve au sein du "foyer perturbateur" du monde (cet "arc de toutes les
crises" qui va du Pakistan au Sahara Occidental, en passant par l’Iran, l’Afghanistan, l’Irak, le Liban, la Palestine, la Somalie, le Soudan, le Darfour et le Sahel), ses ondes d’expansion
bouleversent toute la géopolitique mondiale.
Quelque
chose s’est brisé pour toujours dans le monde arabe le 14 janvier dernier. Ce jour-là, des manifestants tunisiens qui réclamaient pacifiquement depuis des semaines la liberté et la démocratie
réussirent à renverser le despote Ben Ali. Commençait alors le dégel des vieilles tyrannies arabes. Un mois plus tard, en Egypte, cœur de la
vie politique arabe, un puissant mouvement de protestation sociale expulsait également du pouvoir le général Moubarak. A partir de cet
instant, comme s’ils découvraient soudain que les régimes autoritaires, du Maroc à Bahreïn, étaient des colosses aux pieds d’argile, des dizaines de milliers de manifestants arabes envahirent les
places en criant leur ras-le-bol infini des ajustements sociaux et des dictatures [1 ].
La
force spontanée de ces vents de liberté prit par surprise l’ensemble des chancelleries du monde. Lorsqu’ils commencèrent à souffler sur les dictatures alliées de l’Occident (en Tunisie, Egypte,
Maroc, Jordanie, Arabie Saoudite, Bahreïn, Oman, Yémen), les grandes capitales occidentales, notamment Washington, Paris et Londres, gardèrent un silence gêné, ou multiplièrent des déclarations
révélatrices de leur profond malaise devant la perspective de perdre leurs "amis dictateurs [2 ]".
Le plus surprenant toutefois, durant cette première phase qui va de la mi-décembre à la mi-février, ce fut le silence des gouvernements progressistes d’Amérique
latine, considérés par une partie de la gauche internationale comme sa principale référence contemporaine. Surprise d’autant plus grande que ces gouvernements ont de nombreux points communs avec
l’actuel mouvement insurrectionnel arabe : arrivés au pouvoir par les urnes, ils sont soutenus par de puissants mouvements sociaux (au Venezuela, Brésil, Uruguay, Paraguay) lesquels, dans
plusieurs pays (Equateur, Bolivie, Argentine), après avoir résisté à des dictatures militaires, ont également renversé pacifiquement des gouvernants corrompus.
Leur
solidarité avec les insurrections arabes, répliques en quelque sorte de leurs propres révoltes, aurait dû être immédiate. Ce ne fut pas le cas. Pourtant le caractère progressiste du mouvement ne
faisait nul doute. L’intellectuel marxiste égyptien Samir Amin le décrit en ces termes : " C’est un mouvement puissant, démocratique, anti-impérialiste et à tendance sociale forte. Il
réunit toutes ces dynamiques en même temps. Les forces principales à l’œuvre pendant les mois de janvier et de février étaient de gauche. Elles ont démontré qu’elles avaient un écho populaire
gigantesque puisqu’elles sont arrivées à entraîner 15 millions de manifestants à travers le pays ! Les jeunes, les communistes, des fractions des classes moyennes démocratiques composent la
colonne vertébrale de ce mouvement [3 ]."
Malgré
cela, il fallut attendre le 14 février - soit trois jours après la chute de Moubarak et un jour avant le début de l’insurrection populaire en Libye - pour que, enfin, un leader
latino-américain qualifie la rébellion arabe de "révolutionnaire" dans une déclaration qui expliquait avec lucidité : "Les peuples ne défient pas la répression et la mort, et ne
passent pas des nuits entières à protester énergiquement, pour des questions simplement formelles. Ils le font lorsque leurs droits légaux et matériaux sont sacrifiés sans pitié à cause des
exigences insatiables de politiciens corrompus et des cercles nationaux et internationaux qui saccagent le pays [4 ]."
Mais lorsque, naturellement, la révolte gagna les États autoritaires du prétendu "socialisme arabe" (Algérie, Libye, Syrie), un lourd mutisme s’abattit de nouveau
sur les capitales de l’Amérique latine progressiste... A ce stade, on pouvait encore l’interpréter de deux façons : soit il s’agissait d’un simple prolongement du silence prudent que ces
pays avaient jusqu’alors globalement observé par rapport à des événements éloignés de leurs principales préoccupations ; soit c’était l’expression d’un malaise politique devant la crainte de
perdre, dans leur bras de fer avec l’impérialisme, des alliés stratégiques...
Craignant que cette seconde option l’emporte, plusieurs intellectuels de renom [5 ] avertirent immédiatement qu’une telle position serait impensable pour des gouvernements se
réclamant du message universel du bolivarisme. Car elle reviendrait à affirmer qu’une relation stratégique entre Etats est plus importante que la solidarité avec des peuples en lutte pour leur
liberté. Que cela conduirait, tôt ou tard, à fermer les yeux devant d’éventuelles violations des droits de l’homme. Et qu’alors l’idéal fraternel de la révolution latino-américaine sombrerait
dans les eaux glacées de la "realpolitik" [6 ].
Sur l’échiquier des relations internationales, la "realpolitik" (définie par Bismarck, le "chancelier de fer" prussien, en 1862) considère que les pays se
réduisent à leurs Etats. Elle ne tient jamais compte des sociétés. Selon elle, les Etats n’agissent qu’en fonction de leurs intérêts. L’objectif central de leurs alliances stratégiques étant la
préservation de l’Etat, pas la protection de la société.
Depuis la paix de Wesphalie, en 1648, la doctrine géopolitique établit que la souveraineté des États est intouchable en vertu du principe de non-ingérence, et
qu’un gouvernement, quelle que soit la manière dont il est arrivé au pouvoir, a la liberté la plus absolue de faire ce qu’il veut en matière d’affaires internes.
Une telle conception de la souveraineté - toujours dominante - a vu sa légitimité s’éroder depuis la fin de la guerre froide en 1989. Et cela au nom des droits du
citoyen, et d’une idée plus éthique des relations internationales. Les dictatures, dont le nombre se réduit d’année en année, apparaissent de moins en moins légitimes au regard du droit
international. Ne serait-ce que parce qu’elles dépossèdent les personnes de leurs attributs de citoyens.
Sur la
base de ce raisonnement, au cours des années 1990, émergea le concept de droit d’ingérence ou de droit d’assistance qui conduisit, sous d’acceptables prétextes de façade, à des désastres
politico-humanitaires de très grande envergure au Kosovo, en Somalie, en Bosnie... Pour finalement, sous la conduite des "neocons" américains, se fracasser totalement lors de la guerre
d’Irak [7 ].
Cependant, de si tragiques échecs n’ont pas ruiné l’idée qu’un monde plus civilisé doit se résoudre à abandonner peu à peu une conception de la souveraineté
interne établie il y a près de quatre siècles et au nom de laquelle des pouvoirs non élus démocratiquement ont commis (et commettent) d’innombrables atrocités contre leurs propres
peuples.
En
2006, les Nations Unies, dans leur résolution 1674 [8 ], ont fait de la protection des civils, y compris contre leur propre gouvernement lorsque celui-ci fait usage d’armes de guerre pour réprimer des manifestations
pacifiques, une question fondamentale. Qui modifie, en matière de droit international, pour la première fois depuis le Traité de Wesphalie, la conception même de la souveraineté interne et le
principe de non-ingérence. La Cour Pénale Internationale (CPI), créée en 2002, va exactement dans le même sens.
Et
c’est d’ailleurs dans cet esprit que de nombreux dirigeants latino-américains ont dénoncé, à juste titre, la passivité ou la complicité de grandes démocraties occidentales devant les violations
commises contre la population civile, entre 1970 et 1990, par les dictatures militaires au Chili, Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay et tant d’autres pays martyrs d’Amérique centrale et du
sud.
D’où la surprise devant l’absence du moindre message en provenance d’Amérique latine de solidarité avec les victimes civiles quand, en Libye, à partir du 15 février, commencèrent les
protestations pacifiques, immédiatement réprimées par les forces du colonel Kadhafi avec une violence extrême (233 morts dès les premiers jours [9 ]). Rien non plus lorsque, le dimanche 20 février, éclata la bombe sociale que n’importe quel Latino-américain aurait qualifié de
"Tripolitazo". C’est-à-dire l’irruption dans les rues de la capitale de la Libye de quelque 40 000 manifestants dénonçant la vie chère, la dégradation des services publics, les
privatisations imposées par le FMI et l’absence de libertés.
Comme
durant le "Caracazo" du 27 février 1989 au Venezuela, cette insurrection, diffusée vers l’étranger par des dizaines de témoins oculaires [10 ], s’étendit comme
une trainée de poudre à tout le centre de la ville. Les manifestants mirent le feu au ministère de l’intérieur et au siège du gouvernement, ils saccagèrent les locaux de la radio et de la
télévision officielles, occupèrent l’aéroport et assiégèrent le palais présidentiel. En 48 heures à peine, le régime libyen parut sur le point de s’effondrer.
Dans de
semblables circonstances, tout autre dirigeant raisonnable aurait compris que l’heure de négocier et d’abandonner le pouvoir avait sonnée [11 ]. Pas le colonel Kadhafi. Au risque le plonger son pays dans une guerre civile, le "Guide", au
pouvoir depuis 42 ans, expliqua que les manifestants étaient "des jeunes qu’Al-Qaida avait drogués en versant des pilules hallucinogènes dans leur Nescafé... [12 ]" Et ordonna à ses forces armées de réprimer les protestations à coups de canon. La chaîne Al
Jazeera montra les avions militaires mitraillant des civils [13 ].
A Benghazi, pour se défendre contre de telles brutalités, un groupe de protestataires prit d’assaut un arsenal de la garnison locale et s’empara de milliers
d’armes légères. Plusieurs détachements militaires dépêchés par Kadhafi pour étouffer la contestation, passèrent avec armes et bagages du côté des insurgés. En conditions très défavorables pour
les rebelles, commençait alors la guerre civile. Un conflit imposé par Kadhafi contre un peuple qui réclamait pacifiquement le changement.
Jusqu’alors, les capitales de l’Amérique latine progressiste demeurent silencieuses. Nul mot de solidarité, pas même de compassion à l’égard des civils insurgés qui luttent et meurent pour la
liberté.
Il faudra attendre le 21 février. Ce jour-là, dans une manœuvre pour dévier l’attention des médias, la diplomatie britannique (dont la responsabilité est majeure
depuis 2004 dans la réhabilitation internationale du colonel Kadhafi), par la voix du ministre des Affaires étrangères William Hague, "révèle" que le président libyen "pourrait avoir fui de
son pays et être en train de se diriger vers le Venezuela [14 ]."
C’est faux. Et Caracas dément sur le champ. Mais les médias internationaux mordent à l’hameçon, et redirigent immédiatement leurs regards vers la connexion
suggérée par le Foreign Office. Oubliant les spectaculaires accueils réservés au dictateur libyen à Rome, Londres, Paris ou Madrid, la presse internationale va désormais insister sur les
relations du "Guide" avec Caracas. Kadhafi lui-même se prête à l’opération et mentionne à son tour le Venezuela dans son premier discours (un parapluie à la main) depuis le début de la
contestation.
Il le
fait pour démentir sa fuite, mais cela relance les spéculations sur "l’axe Tripoli-Caracas". Kadhafi ajoute : "Les manifestants sont des rats, des drogués, un complot
d’étrangers, d’Américains, d’Al Qaida et de fous [15 ]."
Ce
prétexte commode du "complot américain [16 ]" est vite repris comme argument valable par plusieurs dirigeants progressistes sud-américains ; Daniel Ortega, président du Nicaragua, entre autres. A
partir de là, chacun à sa manière, ces leaders vont exprimer clairement leur soutien au dictateur libyen. Sans une phrase de compassion pour un peuple insurgé contre un tyran militaire qui
ordonne de tirer contre ses propres citoyens. Nulle allusion non plus à la fameuse citation du Libertador Simon Bolivar : "Maudit soit le soldat qui retourne les armes contre
son peuple", doctrine fondamentale du bolivarisme.
L’énormité de l’erreur politique atterre. Une fois encore, des gouvernements progressistes accordent la priorité, en matière de relations internationales, à de
cyniques considérations stratégiques qui contredisent d’ailleurs leur propre nature politique.
Un tel raisonnement les conduira-t-il à exprimer également leur soutien à un autre tyranneau local, Bachar Al Assad, président de la Syrie, un pays qui vit sous la
loi d’urgence depuis 1962 et où les forces antiémeutes n’ont pas hésité, en mars dernier, à tirer à balles réelles contre de pacifiques manifestants désarmés ?
Concernant la Libye, la seule initiative latino-américaine constructive a été celle du président du Venezuela Hugo Chavez. Le 1er mars dernier, il a proposé
d’envoyer à Tripoli une Commission internationale de médiation, composée de représentants de pays du Sud et du Nord, pour tenter de mettre fin aux affrontements et rechercher un accord politique
entre les parties. Refusée par Seïf el Islam, fils du "Guide", mais acceptée par Kadhafi, cette importante tentative de médiation a été maladroitement écartée par Washington, Paris et Londres,
puis par les insurgés eux-mêmes.
Depuis lors, les chancelleries progressistes latino-américaines insistent sur leur soutien à un véritable illuminé. Il y a en effet des décennies que Mouammar
Kadhafi a cessé d’être ce capitaine révolutionnaire qui, en 1969, renversa la monarchie, expulsa de son pays les bases militaires américaines et proclama une singulière "République arabe et
socialiste".
Depuis
la fin des années 1970, son parcours erratique et ses délires idéologiques (cf. son surréaliste Livre vert) ont fait de lui un dictateur imprévisible, versatile et ostentatoire.
Semblable aux tyrans fous que l’Amérique latine connut au XIXe siècle sous le nom "caudillos barbares [17 ]"... Deux témoignages de ses délires : l’expédition
militaire de 3 000 hommes qu’il lança, en 1978, pour venir en aide au sanguinaire Idi Amin Dada, président également dément de l’Ouganda... Et son goût pour un jeu érotique avec de jeunes
mineures, le "bunga bunga", qu’il enseigna à son compère italien Silvio Berlusconi [18 ]...
Kadhafi ne s’est jamais soumis à aucune élection. Il a établi, autour de son image, un culte de la personnalité qui voudrait faire de lui une sorte de Dieu sur
terre. Dans la "massocratie" (Jamahiriya) libyenne il n’y a pas aucun parti politique, seulement des "comités révolutionnaires". Comme il s’est autoproclamé "Guide" à vie, le dictateur
se considère au-dessus des lois. En revanche, le lien familial serait, selon lui, source de droit. Ce qui lui a permis de nommer ses enfants aux plus hauts postes de responsabilité de l’Etat
ainsi qu’à ceux de plus forte rentabilité dans les affaires.
Après
l’invasion (illégale) de l’Irak en 2003, craignant d’être le suivant sur la liste, Kadhafi fit allégeance à Washington, signa divers accords avec l’Administration Bush, se débarrassa de ses armes
de destruction massive et indemnisa les victimes de ses attentats. Pour plaire aux "neocons" américains, il s’érigea en implacable persécuteur d’Ossama Ben Laden et du réseau Al Qaida.
Il établit également des accords avec l’Union européenne pour empêcher, moyennant finances, l’émigration clandestine en provenance d’Afrique. Il intégra le FMI [19 ], créa des zones
spéciales de libre échange, céda les gisements d’hydrocarbures aux multinationales occidentales et élimina les subventions aux produits alimentaires de base. Il mit en route la privatisation de
l’économie, ce qui entraîna une importante augmentation du chômage et creusa les inégalités.
Le
"Guide" fut le seul dirigeant arabe à protester contre le renversement du dictateur Ben Ali qu’il considérait comme "le meilleur gouvernant de l’histoire de la Tunisie". En matière
d’inhumanité, ses méfaits sont innombrables. Depuis son soutien à de nombreuses organisations terroristes jusqu’à sa participation à des attentats odieux contre des avions civils, en passant par
son acharnement contre cinq innocentes infirmières bulgares, ou l’exécution sans jugement, dans le sinistre bagne Abou Salim de Tripoli, en 1996, d’un millier de prisonniers originaires de
Benghazi [20 ].
La
révolte actuelle commença précisément dans cette ville lorsque, le 15 février, les familles de ces fusillés, encouragées par la vague de protestations dans les autres pays arabes, manifestèrent
pour exiger pacifiquement la libération de l’avocat Fathy Terbil qui défend depuis quinze ans leur droit à récupérer les dépouilles de leurs parents exécutés [21 ].
Les
images montrant la brutalité de la répression contre ces paisibles manifestants - diffusées par les réseaux sociaux et par Al Jazeera -, scandalisèrent les Libyens. Dès le
lendemain, les protestations s’étaient étendues à tout le pays. Dans la seule ville de Benghazi, la police et les milices kadhafistes allaient abattre 35 personnes [22 ].
Un si
haut degré de brutalité contre les civils [23 ] fit légitimement craindre, vers la mi mars, lorsque les forces de Kadhafi se présentèrent aux portes de Benghazi, qu’un nouveau bain de sang se
préparait. D’autant que, dans un discours adressé aux "rats" de cette ville, le "Guide" n’oculta pas ses intentions : "Nous arrivons ce soir. Commencez à vous préparer. Nous
irons vous chercher jusqu’au fond de vos placards. Nous serons sans pitié [24 ]."
Aux
rebelles libyens assiégés qui réclamaient à grand cri l’aide internationale, ce sont les peuples récemment libérés de Tunisie et d’Egypte qui auraient dû leur porter, en toute urgence,
secours [25 ]. C’était leur responsabilité. Lamentablement, les gouvernements de ces deux pays n’ont pas su être à la hauteur des circonstances
historiques.
Dans ce
contexte d’urgence, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta, le 17 mars, la résolution 1973 qui établit une zone d’exclusion aérienne en Libye dans le but de protéger la population civile et faire
cesser les hostilités [26 ]. La Ligue arabe avait donné son aval préalablement. Et, chose exceptionnelle, la résolution fut présentée para un Etat arabe : le Liban (avec la France et
le Royaume Uni). Ni la Chine, ni la Russie, qui disposent du droit de veto, ne s’y sont opposées. Le Brésil et l’Inde n’ont pas voté contre. Plusieurs pays africains se sont prononcés en sa
faveur : l’Afrique du Sud (patrie de Mandela), le Nigéria et le Gabon. Aucun Etat ne s’y est opposé.
On peut hostile à la structure actuelle (injuste) des Nations Unies. Ou estimer que son fonctionnement laisse à désirer. Ou que les grandes puissances occidentales
dominent cette organisation. Ce sont là des critiques parfaitement recevables. Mais, pour le moment, l’ONU est la seule source de droit international admise par tous. En ce sens, et contrairement
aux guerres du Kosovo ou d’Irak qui n’ont jamais eu le feu vert de l’ONU, l’intervention actuelle en Libye est légale, selon les critères du droit international ; légitime, d’après les
principes de solidarité entre démocrates ; et souhaitable, sur la base de la fraternité internationaliste qui unit les peuples en lutte pour la liberté.
On pourrait ajouter que des puissances musulmanes au départ réticentes, comme la Turquie, ont fini par participer à l’opération.
Ajoutons que si Kadhafi, comme c’était son intention, avait noyé dans le sang l’insurrection populaire, il aurait adressé un signe néfaste aux autres tyrans
régionaux. Il les aurait encourager à en finir eux aussi, par des méthodes radicales, avec les protestations locales. Il suffit d’ailleurs d’observer que, dès que troupes kadhafistes approchèrent
à feu et à sang de Benghazi, devant la passivité internationale, les régimes de Bahreïn et du Yémen n’hésitèrent plus à faire feu à balles réelles contre les manifestants. Ils ne l’avaient pas
fait jusqu’alors. Eux aussi misaient sur l’immobilisme international.
Dans la
crise actuelle, l’Union européenne a une responsabilité spécifique. Pas seulement militaire. Elle doit penser à la prochaine étape de consolidation des nouvelles démocraties qui surgissent dans
cette région si proche. Elle se doit de soutenir le "printemps arabe". Et la meilleure manière de le faire serait de lancer un véritable "Plan Marshall" d’aide économique "semblable à celui
qui fut mis sur pied pour aider l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin [27 ] ".
Tout cela signifie-t-il que l’opération militaire en cours ne pose pas de problèmes ? Evidemment non.
En premier lieu, parce que les Etats ou organisations qui la conduisent (Etats-Unis, France, Royaume Uni, OTAN) sont les "suspects habituels" impliqués dans de
multiples aventures guerrières sans la moindre couverture légale, légitime ou humanitaire. Même si, cette fois, les objectifs de solidarité démocratique semblent plus évidents que les liens avec
la sécurité nationale des Etats-Unis, il faut tout de même se demander : depuis quand ces puissances se sont-elles intéressées à la démocratie en Libye ? C’est pourquoi elles manquent
de crédibilité.
Deuxièmement : il y a d’autres injustices dans la région - la souffrance palestinienne, l’intervention militaire saoudienne à Bahreïn contre la majorité
chiite sans défense, la brutalité disproportionnée dont font preuve les autorités du Yémen ou de Syrie contre leur population... - à l’égard desquelles, les puissances qui attaquent Kadhafi
ferment les yeux.
Troisièmement : l’objectif de l’intervention doit être celui que définit la résolution 1973, et seulement celui-là. Ni invasion terrestre, ni victimes
civiles. L’ONU n’a pas autorisé le renversement de Kadhafi, même s’il semble être l’objectif final (et illégal) de l’opération. En aucun cas cette intervention ne doit servir de précédent à
d’autres aventures guerrières visant des Etats dans le collimateur des puissances occidentales dominantes.
Quatrièmement : l’histoire enseigne (et le cas de l’Afghanistan le démontre) qu’il est plus facile d’entrer en guerre que d’en sortir.
Cinquièmement : l’odeur de pétrole de toute cette affaire empeste.
Les peuples arabes soupèsent sans doute le juste et l’injuste de cette intervention militaire en Libye. Dans leur grande majorité ils soutiennent les insurgés
(même si on ne sait toujours pas qui ils sont exactement, et même si on soupçonne qu’il y a parmi eux des éléments indésirables). Pour l’instant, jusqu’au 31 mars, aucune manifestation hostile ne
s’était produite dans aucune capitale arabe contre l’opération militaire. Au contraire, comme si cela les avait encouragées, de nouvelles protestations contre les autocraties se sont même
intensifiées au Maroc, au Yémen, à Bahreïn... Et surtout en Syrie.
Dès la fin mars, les deux principales exigences de la résolution 1973, zone d’exclusion aérienne et protection de la population de Benghazi, étaient obtenues.
D’autres ne l’étaient pas encore (cessez-le-feu des forces kadhafistes, et garantie d’accès sécurisé à l’aide humanitaire internationale), mais les bombardements auraient dû cesser. D’autant que,
depuis le 31 mars, l’OTAN a assumé la conduite de l’intervention militaire sans en avoir reçu mandat des Nations unies.
La résolution 1973 n’autorise pas non plus à armer, entrainer et commander militairement les rebelles. Cela suppose un minimum de forces étrangères ("commandos
spéciaux") présentes sur le sol libyen. Ce qui est explicitement exclu para la décision du Conseil de sécurité.
A ce stade du conflit, il est donc urgent que les membres de ce Conseil de l’ONU se consultent à nouveau ; qu’ils tiennent compte des réserves actuelles de la
Chine, de la Russie, de l’Inde et du Brésil pour imposer un cessez-le-feu et rechercher une issue non militaire au drame libyen.
Une solution qui prenne aussi en considération l’initiative de l’Union africaine, garantisse l’intégrité territoriale de la Libye, préserve les richesses de son
sous-sol (lorgnées par des puissances étrangères), mette fin à la tyrannie et réaffirme l’aspiration à la liberté et à la démocratie des citoyens.
Dans un tel cadre, seule une issue négociée par toutes les parties serait juste