07/06/14 (Le Monde)
« Contrôlez bien la route ! », beugle le chef anti-balaka à ses trois janissaires. La chaussée est encombrée par un plot de circulation et deux rondins de bois. Le premier adolescent, armé d'une kalachnikov, a sur le front un drapeau centrafricain fixé par une ventouse, les deux autres sont équipés d'arcs et de flèches.
Serge Gbeade, la trentaine, aime donner des ordres, boire du vin de palme et « manger » 1 000 francs CFA (1,52 euro) à chaque véhicule qui traverse le village de Mardochée, situé à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Bangui. Pour un entretien avec Le Monde, il estime le tarif à 300 000 dollars.
Serge Gbeade règne en petit tyran sur un minuscule hameau. Auparavant, il était cultivateur et « débrouillard », mais la guerre a fait de lui un chef à la tête de « deux sections », soit soixante-quatre hommes et enfants couverts d'amulettes. « C'est parce que mon pays était torturé par les mercenaires de la Séléka que nous avons pris notre courage à deux mains. Nous, les villageois, nous nous sommes regroupés et avons décidé de prendre nos machettes pour chasser les étrangers », explique-t-il.
Commencée à l'été 2013 dans la région de Bossangoa, le fief de la famille de l'ancien président François Bozizé, la lutte de libération des « vrais fils du pays » contre les rebelles arabisés qui venaient d'arracher le pouvoir s'est muée en épuration confessionnelle. Et qu'importe si les musulmans du village, comme tous ceux des environs, ont fui : « C'étaient des malfaiteurs », tranche Serge Gbeade.
PÉTOIRES
Débarrassé de ces ennemis, l'irascible trentenaire a désormais de nouveaux adversaires : les 2 000 soldats français de l'opération « Sangaris » et les 6 000 africains de la Mission internationale de soutien à la Centrafrique (Misca). « Des faux types », fulmine le chef anti-balaka. « Il n'y a pas deux heures, les Misca nous ont attaqués. Ils nous ont pris deux armes automatiques, et il y a trois jours les Sangaris nous ont pris trois armes de chasse. »
Que ce soit sur l'axe ouest allant de Bangui à la frontière camerounaise ou sur la route partant vers l'est, les forces internationales mènent des opérations de désarmement. Mais, en raison du sous-effectif des troupes, l'exercice se révèle des plus difficiles face à ces miliciens furtifs, fondus au sein de la population.
A la sortie de Grimari, à environ 300 km au nord-est de la capitale, à peine une patrouille française a-t-elle quitté le village que deux jeunes ressortent d'une maison avec leurs pétoires. Comme le confirme un officier de Sangaris dans cette zone, ses soldats n'hésitent pas à « neutraliser » ceux qui refusent de déposer leurs armes.
La traque se fait aussi, en certaines circonstances, avec des règles floues. A Boali, selon plusieurs témoignages recueillis sur place, le 24 mars, après un affrontement mortel avec des soldats congolais de la Misca, un chef milicien et onze de ses proches ont été arrêtés et envoyés vers une destination inconnue. Les membres de leurs familles n'ont depuis reçu aucun signe de vie. La force de l'Union africaine a ouvert une enquête.
AMBITIONS PERSONNELLES
Six mois après le déclenchement de l'opération « Sangaris », les anti-balaka opèrent encore dans la plupart des quartiers de Bangui et tiennent l'essentiel de l'ouest du pays. Ils y affrontent des groupes d'éleveurs peuls dont les familles ont été chassées et dont le bétail a été volé.
Plus à l'est, dans un triangle Sibut-Dekoa-Bambari, ils tentent de harceler les combattants de la Séléka, repliés dans cette dernière ville et dans les confins orientaux et septentrionaux de la RCA. « Nous voulons attaquer Bambari , mais nous manquons de munitions », grognent quelques-uns d'entre eux, croisés à une vingtaine de kilomètres de cette préfecture.
Composés de villageois, de militaires et de jeunes désœuvrés, les anti-balaka sont bien davantage une mouvance qu'un groupe uni. Les chefs locaux affirment répondre à des ordres venant de personnalités politiques ou militaires, mais, sur le terrain, les combattants sont livrés à eux-mêmes et se transforment souvent en rançonneurs des populations. Ils ont été capables de coordonner une attaque, le 5 décembre 2013, sur la capitale dans l'objectif de chasser la Séléka du pouvoir mais sont aujourd'hui divisés par des querelles de leadership.
Patrice-Edouard Ngaïssona, le président de la Fédération centrafricaine de football et ancien ministre de François Bozizé, et Sébastien Wenezoui, un cadre du ministère de l'urbanisme, revendiquent chacun le poste de « coordonnateur politique » du mouvement. Le premier est à la tête d'un groupe plus radical et plus politique alors que le second bénéficie du soutien des militaires qui se sont soulevés contre la Séléka. Chacun entend se poser en interlocuteur incontournable pour le retour de la paix.
Les ambitions personnelles s'affûtent d'autant que plusieurs responsables anti-balaka ont obtenu des postes au sein du pouvoir. Le « chef d'état-major » d'un des groupes, le capitaine Charles Grémangou, est directeur de cabinet du ministre de la défense.
FRANÇOIS BOZIZÉ MENACÉ PAR LA JUSTICE INTERNATIONALE
Accusée de connivence à leur égard, notamment après qu'elle a fait libérer en avril Patrice-Edouard Ngaïssona tout juste arrêté par la Misca, la présidente de transition, Catherine Samba- Panza, se défend en expliquant que, quand elle est arrivée, elle a « voulu le dialogue », mais qu'il faut maintenant « mettre de l'ordre ».
La justice centrafricaine, encore inexistante, ne représente qu'une faible menace pour les responsables anti-balaka. Mais, à plus long terme, la Cour pénale internationale, qui a ouvert une enquête sur les crimes commis depuis septembre 2012 en RCA, pourrait se pencher sur leur cas. Une commission de l'ONU mandatée par le Conseil de sécurité est depuis mars à Bangui en vue d'établir une liste des crimes les plus graves commis depuis début 2013 et de nommer leurs commanditaires.
François Bozizé, renversé en mars 2013 par la Séléka, pourrait se retrouver dans le collimateur de la justice internationale. Selon le conseil de sécurité de l'ONU qui l'a placé en mai sous sanctions, l'ex-chef de l'Etat a, depuis son exil camerounais puis kényan et ougandais, « fourni un soutien matériel et financier à des miliciens (…) qui cherchent à le ramener au pouvoir ».
Tous les groupes anti-balaka, loin s'en faut, ne demandent pas le retour de l'ancien président, mais, selon une source onusienne, son neveu Teddy a été signalé fin avril à Benzambe, le berceau de la famille, en train de former des miliciens.
Les anti-balaka ont gagné la guerre. La Séléka a été chassée du pouvoir, presque tous les musulmans ont fui, mais leur plus grande victoire est ailleurs. Les esprits ont été contaminés par leur rhétorique xénophobe. Dans les quartiers de Bangui, au cœur de la brousse, il n'est pas rare d'entendre : « Les anti-balaka, c'est la population. »
Cyril Bensimon (envoyé spécial en Centrafrique)
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2014/06/07/la-centrafr...