http://blogs.lexpress.fr/ le 25 novembre 2014 13H38 | par Vincent Hugeux
Refoulée par des tragédies jugées plus brûlantes, la Centrafrique glisse peu à peu hors des écrans-radars. Dommage. Car il suffit d’une rencontre pour mettre en évidence la persistance d’un foyer de tension plus étouffé que circonscrit, mais aussi discerner quelques lueurs d’espoir, si pâles soient-elles.
Voici le P. Bernard Kinvi, croisé jeudi dernier dans les locaux parisiens de l’ONG Human Rights Watch. Ce prêtre de l’ordre des Camilliens -les « serviteurs des malades »- dirige l’hôpital de la mission catholique de Bossemptélé, à 250 km à vol de colombe ou de faucon au nord-ouest de Bangui. Un établissement d’une cinquantaine de lits, dont la chronique, chaotique et convulsive, illustre les tourments de l’ancien Oubangui-Chari. Deux barbaries pour le prix d’une : placée pour son malheur sur le sentier de la guerre, la paroisse Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus aura connu tour à tour la sauvagerie des rebelles musulmans de la Seleka -et plus encore celle de ses supplétifs tchadiens-, puis la férocité des miliciens « chrétiens » anti-balaka.
Bernard et ses ouailles reviennent de loin. Début janvier, le personnel décide de fuir les exactions des assaillants venus du nord ; et devra à la messe d’adieu miraculeuse qui retarde son départ pour Bouar d’échapper à une attaque meurtrière. Partie remise. « Une semaine plus tard, raconte le prélat, je dois payer les salaires et laisser filer les soignants, médecin-chef compris. Me voilà seul avec deux religieuses infirmières et un blessé par balle sur les bras. Abattu, prostré dans mon bureau. Et là, surprise : le médecin a renoncé à s’éclipser. Bientôt, les autres reviennent. » Le P. Bernard réunit alors son équipe, forte d’une vingtaine de personnes, et lui met le marché en mains en ces termes : » Ici, on soigne tout le monde avec le même amour, sans distinction d’origine ou de confession. Seleka, anti-balaka, amis ou ennemis : je ne veux pas savoir d’où ils sortent ni ce qu’ils ont fait. Que ceux à qui cette règle ne convient pas se sentent libres de nous quitter. » Tous, à une exception près, sont restés.
Deux semaines après cet épisode, de retour de Bozoum, l’auteur de ce blog fait escale à Bossemptélé. Sous une rotonde ombragée, je converse alors longuement avec le P. Brice Nainangue, titulaire de la paroisse et ancien patron de l’hosto local. C’est que les deux confrères Camilliens avaient permuté, échangeant à l’été 2013 leurs sacerdoces. Vêtu d’une soutane anthracite ornée d’une imposante croix rouge, le flegmatique Brice me relate le calvaire de ce mois de janvier de sang et de cendres. Les pillages des soudards de la Seleka, le vol des motos, de l’ambulance et du double-cabine Toyota de la paroisse, la fuite affolée des patients, dont quelques convalescents fraîchement opérés. Puis, après la retraite des rebelles, le joug revanchard des anti-balaka, avides de se venger sur la cohorte des musulmans réfugiés dans l’enceinte grillagée de Sainte-Thérèse ; au point d’exiger une rançon de 350000 francs CFA -environ 540 euros- sous peine d’assassiner tous les disciples du Prophète de sexe masculin. Dieu merci, ils ignoraient que, la nuit venue, il arrivait à tel curé d’exfiltrer de chez un pasteur protestant, où il était planqué, un jeune éleveur musulman d’ethnie peule… « Cicatriser de telles blessures prendra du temps, confiait Brice. Et pourtant, il faudra bien que ces gens réapprennent à vivre ensemble. Je connais ici tant de couples mixtes. Lui priant à la mosquée ; elle à l’église. Sans que quiconque s’en offusque. »
Dix mois après, où en est-on ? Un contingent camerounais de la Minusca -la force onusienne en cours de déploiement- a pris ses quartiers à Bossemptélé. Une dizaine de gendarmes et autant de policiers, d’ailleurs enclins à la discrétion, ont refait surface. Et un sous-préfet, souvent absent et toujours dépourvu d’autorité, a été installé. « La ville, soupire un témoin privilégié, reste sous influence des anti-balaka, qui agissent à leur guise et en toute impunité. » Des exemples ? Bernard Kinvi en livre trois. D’abord cet homme accusé de sorcellerie, tabassé puis enterré vivant à 50 mètres de la base de la Minusca. Ensuite, ce milicien ivre et drogué qui a poignardé son fils unique de 14 ans. « Nous avons dû procéder dans l’urgence à l’ablation de la rate, perforée tout comme le foie et un poumon, précise le directeur. Mais il n’y a eu ni enquête, ni arrestation. Le coupable, c’est le P. Brice qui est allé le chercher en brousse pour le ramener à la brigade de gendarmerie. » Enfin, ce conducteur de taxi-moto qui, tenu pour comptable du décès de sa passagère, doit à la pugnacité d’un prêtre de n’avoir pas été achevé sur son lit d’hôpital par un commando.
Bien sûr, les pères de Sainte-Thérèse ont tenté de raisonner le caïd local, promu semble-t-il à ce poste par Pierre-Edouard Ngaïssona, « coordonnateur » autoproclamé -et contesté- des phalanges prétendument chrétiennes de Bangui. Peine perdue, concède l’un d’eux : « Il ne nie pas les faits, mais décline toute responsabilité. Dire que nous l’avons guéri d’une méningite avant de lui sauver la vie après un grave accident. Depuis, l’intéressé a été aperçu à l’église, sans que l’on décèle chez lui le moindre signe de conversion. » Le Très-Haut, pourvu qu’Il en trouve, reconnaîtra les siens.
Lire dans L’Express à paraitre demain mercredi le reportage réalisé avec le photographe Michael Zumstein et intitulé « Centrafrique : Diamants en terrain miné »