Les autorités centrafricaines et les Casques bleus devraient permettre des évacuations et améliorer la sécurité
(Nairobi, le 22 décembre 2014) – Des centaines d'habitants musulmans des régions de l'ouest de la République centrafricaine sont piégés dans des enclaves où ils vivent dans des conditions déplorables, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Ils craignent d'être attaqués s'ils quittent ces enclaves, et les autorités du gouvernement intérimaire et les soldats des Nations Unies chargés du maintien de la paix les empêchent de fuir à l'étranger et ne leur fournissent aucune assistance en matière de sécurité.
« Les personnes prises au piège dans certaines enclaves sont placées devant une alternative peu réjouissante: partir et risquer d'être attaqués par les combattants anti-balaka, ou rester et mourir de faim ou de maladie », a déclaré Lewis Mudge, chercheur sur l'Afrique à Human Rights Watch. « Même s'il y a de bonnes raisons pour faire en sorte que la population musulmane du pays ne se réduise pas davantage, dans les circonstances actuelles, la politique du gouvernement consistant à interdire les évacuations est absolument indéfendable. »
Quant aux Casques bleus de l'ONU, ils ne devraient pas se faire les complices d'une politique visant à empêcher les musulmans de partir pour se mettre en sécurité, a ajouté Human Rights Watch.
Des responsables de camps dans les enclaves musulmanes de Yaloké, Carnot et Boda, dans l'ouest de la Centrafrique, ont déclaré à Human Rights Watch, lors d'une mission de recherche effectuée dans le pays du 7 au 14 décembre 2014, qu'environ 1 750 musulmans, dont de nombreux bergers d'ethnie Peul, souhaitent désespérément partir.
Ils affirment que beaucoup d'entre eux se retrouvent piégés dans des endroits où ils n'ont jamais vécu auparavant, qu'ils sont dans l'impossibilité de partir par crainte des miliciens anti-balaka qui s'en prennent régulièrement aux musulmans, et que la force de maintien de la paix de l'ONU, la MINUSCA, n'est pas autorisée à les aider à se rendre en lieu sûr. Dans l'enclave de Yaloké, des soldats de la paix de l'ONU ont à plusieurs reprises eu recours à la force pour empêcher des musulmans de partir.
La grande majorité des musulmans vivant dans l'ouest de la République centrafricaine a fui les violentes attaques des milices chrétiennes et animistes anti-balaka à la fin de 2013 et au début de 2014. Ceux qui n'ont pas pu rejoindre le Cameroun ou le Tchad se sont retrouvés pris au piège dans les enclaves, où ils ont passé des mois dans des conditions difficiles. Des responsables de l'ONU, ainsi que les soldats de la paix de la mission de l'Union africaine (UA), la MISCA, et de la force française Sangaris, ont appuyé des évacuations fin 2013 et début 2014, aidant des milliers de musulmans à se mettre en sécurité, y compris au Cameroun. L'armée tchadienne a également évacué des milliers de musulmans.
Mais en avril quand les agences humanitaires de l'ONU, avec les forces de maintien de la paix françaises et de l'UA, ont enfin accepté, à la suite de fortes pressions internationales, d'évacuer les musulmans assiégés dans le quartier PK12 à Bangui, les autorités centrafricaines de transition ont été indignées. Elles ont argué qu'elles n'avaient pas donné leur accord pour cette opération et se sont opposées à toute nouvelle évacuation sans leur consentement.
Human Rights Watch a rencontré des responsables gouvernementaux, des diplomates et des représentants d'agences humanitaires, qui ont indiqué que le gouvernement intérimaire ne souhaitait pas voir davantage d'habitants musulmans fuir le pays, de crainte d'être considéré comme favorisant une opération de nettoyage ethnique. Pirette Benguélé, le sous-préfet, plus haut responsable administratif de Yaloké, a déclaré à Human Rights Watch en décembre: « Nous ne pouvons pas accepter que les Peuhls soient évacués. Il s'agit d'une crise politique et nous avons besoin qu'ils restent … afin de pouvoir entamer un processus de réconciliation avec eux. »
Des responsables du Département des opérations de maintien de la paix de l'ONU ont indiqué le 20 décembre à Human Rights Watch que les Nations Unies exhortent les autorités centrafricaines de transition à soutenir de nouvelles évacuations de personnes qui souhaitent partir.
Depuis la décision d'avril, les soldats internationaux chargés du maintien de la paix, qu'il s'agisse des forces de l'UA ou des forces de remplacement de l'ONU déployées en septembre, ont empêché les musulmans de quitter l'enclave de Yaloké, où 509 personnes d'ethnie Peul vivent dans des bâtiments gouvernementaux délabrés dans le centre de la ville. Les soldats chargés du maintien de la paix ont eu recours à la force physique et à l'intimidation pour empêcher les musulmans de monter à bord des convois commerciaux – habituellement composés de dizaines de camions en partance pour le Cameroun – qui s'arrêtent deux fois par semaine à une trentaine de mètres de l'entrée de l'enclave. Les Casques bleus de l'ONU fournissent des escortes militaires à ces convois pour décourager les attaques de la part des anti-balaka et d'autres bandits.
Les responsables du camp ont déclaré à Human Rights Watch que les musulmans considéraient ces convois comme leur meilleure option, et la seule qui soit sûre, pour rejoindre le Cameroun car ils n'ont pas d'autres accès à des véhicules et les chauffeurs de ces camions ne refusent pas de les emmener. En juin, Human Rights Watch a affirmé que des militaires de l'UA chargés du maintien de la paix avaient menacé de tirer sur les Peuls qui tenteraient de monter à bord d'un convoi commercial en partance pour le Cameroun.
En décembre, une femme âgée de 55 ans originaire de Mbaïki a déclaré à Human Rights Watch: « Tout ce que nous voulons, c'est aller au Cameroun. J'ai un fils là-bas.… Nous avons essayé de partir avec nos affaires plusieurs fois mais la réponse de la MINUSCA est toujours non. Nous avons tenté de partir au moins douze fois, mais à chaque fois, ils m'ont fait descendre du camion. »
L'officier commandant les troupes de l'ONU à Yaloké a confirmé que ses forces empêchaient les musulmans de monter dans les camions, déclarant que quand elles apprennent que des Peuls « essayent de se faufiler dans le convoi, nous les faisons descendre et nous les remettons dans l'enclave. »
Des responsables de la mission de maintien de la paix de l'ONU à Bangui, la capitale, et des collaborateurs du représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU chargé de la MINUSCA ont visité le site de Yaloké en décembre. Des Peuls qui y vivent ont informé ces délégations qu'ils voulaient partir mais qu'ils en étaient empêchés par les Casques bleus. Le droit international reconnaît à toute personne le droit « de quitter n'importe quel pays, y compris le sien » et de chercher asile ailleurs. Les musulmans des enclaves de Centrafrique ont aussi droit à la liberté de mouvement à l'intérieur de leur pays.
« Recourir à la force pour empêcher des musulmans menacés de mort de l'enclave de Yaloké de fuir pour se mettre en lieu sûr est contraire à tous les principes de l'ONU », a affirmé Lewis Mudge. « Les Casques bleus de l'ONU ne devraient prendre aucune part à une politique officielle qui viole le droit de citoyens musulmans de chercher à se mettre en sécurité et les condamne à vivre dans des conditions déplorables dans les enclaves. »
Les personnes prises au piège à Yaloké sont réduites à des conditions de vie épouvantables qui provoquent un nombre inacceptable et croissant de décès parfaitement évitables. Depuis février, les représentants du camp ont enregistré les décès de 42 Peuls, dont beaucoup d'enfants, de malnutrition et de diverses maladies, notamment respiratoires. Les professionnels de la santé de l'hôpital local ont indiqué que le taux de décès parmi les Peuls est nettement plus élevé que pour les autres résidents de Yaloké. Pendant une période de six mois lors de laquelle les employés de l'hôpital ont enregistré les décès de 13 enfants vivant dans l'enclave, seul un autre enfant d'une famille locale est mort. Les Peuhls ont reçu une aide humanitaire mais celle-ci n'est ni appropriée ni assez régulière pour enrayer la hausse des niveaux de malnutrition.
Le 9 décembre, après avoir visité le site de Yaloké, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF) ont produit un rapport décrivant les conditions déplorables qui y règnent et appelant à une « évacuation de tous les Peuls [déplacés] de Yaloké. »
Dans les enclaves de Carnot et Berbérati et dans le quartier musulman de Boda, les conditions de vie sont moins précaires mais des centaines de musulmans expriment quand même le désir de partir. Sur ces sites, les militaires de l'ONU chargés du maintien de la paix n'empêchent pas les musulmans de partir à pied, mais ceux-ci disent qu'ils craignent d'être attaqués par des anti-balaka et qu'ils ont besoin de l'aide des Casques bleus pour atteindre un lieu sûr. Souvent ayant perdu tout espoir, de nombreux musulmans ont quitté les enclaves de Carnot et Berbérati en organisant leurs propres moyens de transport. Les deux enclaves se trouvent à l'écart de la principale route menant au Cameroun et les convois réguliers n'y passent pas. Certains musulmans ont pu rejoindre le Cameroun ou d'autres lieux sûrs, d'autres pas.
À la fin de novembre, un homme d'ethnie Peul a été violemment attaqué par les anti-balaka alors qu'il tentait de quitter Carnot de nuit avec sa femme afin de retrouver leurs enfants, qu'ils croyaient au Cameroun. Les agresseurs ont essayé de lui couper une main, de lui briser les os des pieds avec des machettes, et le lendemain matin ils l'ont tué en l'égorgeant.
À Berbérati, le 19 septembre, un groupe d'hommes a attaqué Harouna Rachid Mamouda, un imam, qui avait quitté la mission catholique pour poster une lettre. Ses agresseurs discutaient entre eux, envisageant de le lyncher, quand des gendarmes locaux et des Casques bleus de l'ONU l'ont secouru.
« Les habitants musulmans de Centrafrique sont face à un choix terrible, entre vivre dans des conditions effroyables dans les enclaves et prendre le risque d'essayer de rejoindre le Cameroun par leurs propres moyens », a conclu Lewis Mudge. « Le gouvernement de transition devrait travailler avec les responsables de l'ONU pour aider les musulmans qui souhaitent partir et pour améliorer grandement les conditions de vie de ceux qui décident de rester. »