Lu pour vous
https://reseauinternational.net/ 5 janvier 2022 / par Éric Denécé.
L’actualité récente est riche d’articles de presse dénonçant les dérives, débordements et exactions militaires à l’occasion des opérations armées conduites par les principaux acteurs géopolitiques mondiaux.
Ces derniers mois notamment, la France et la Russie ont fait l’objet d’une couverture particulière à travers leurs opérations en Égypte (opération Sirli) pour l’une, ou en Syrie, en Ukraine et en Afrique (groupe Wagner) pour l’autre. En revanche, les nombreuses bavures américaines – qu’elles relèvent des forces armées ou des sociétés militaires privées – ne sont évoquées que de manière sommaire dans les médias et ne font jamais la « une » de l’actualité. Ce choix des rédactions traduit une étonnante sélectivité dans le traitement médiatique de ces événements et dans le parti pris des informations portées à la connaissance du public.
Voici un excellent éditorial de Eric Denécé, directeur du Centre fançais de Recherche sur le Renseignement, sous le titre : « Des exactions militaires et de leur couverture médiatique sélective », Editorial n°57, janvier 2022.
Cet article a pour premier mérite de nous rappeler quelles ont été ces principales exactions, émanant souvent de sociétés militaires privées, épaulant les armées régulières. Ces exactions ont souvent suscité la haine contre le camp de ceux qui les ont perpétrées. Elles ont constitué l’une des origines principales de la montée du terrorisme dans le monde.
Cet éditorial présente aussi l’intérêt de nous rappeler les différences considérables qui existent dans les traitements médiatiques et judiciaires de ces exactions selon le camp auquel les mis en cause appartiennent. Par exemple, les sociétés militaires privées américaines semblent bien exonérées, par contrat, de leurs responsabilités dans les exactions qu’elles commettent et pour leurs conséquences, qui semblent peu couvertes, voire occultées par les médias ~ Dominique Delawarde
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Les attaques contre la France au sujet de l’opération Sirli
Selon Disclose, l’aide militaire de Paris apportée à l’Égypte à partir de 2016 afin de lutter contre le terrorisme aurait été détournée par Le Caire pour bombarder des civils se livrant à la contrebande dans l’ouest du pays. Le média affirme que des membres de la Direction du renseignement militaire (DRM) envoyés en Égypte auraient à plusieurs reprises alerté leur hiérarchie, sans que rien ne soit fait. Ces révélations se fondent sur des documents classifiés communiqués au média par une source secrète. Il accuse donc la France de collusion avec le régime d’Al-Sissi et de complicité dans le massacre d’innocents1.
En dépit de la production d’un certain nombre de documents officiels émanant de la DRM et du Quai d’Orsay, les accusations formulées par le média apparaissent particulièrement discutables car fondées sur des éléments fragmentaires ne donnant qu’une vue partielle de la situation et sur des sites internet de contrebandiers que Disclose considère comme « objectifs et fiables ». Les arguments du média sont donc totalement orientés car il estime que ces contrebandiers sont des « civils innocents » ne trafiquant que du riz, mais bien sûr jamais des armes ni de la drogue, et qu’ils sont sans lien avec les islamistes et la criminalité organisée.
Affirmer qu’il n’y pas de liens entre contrebande et terrorisme est faux. Les uns et les autres appartiennent ou utilisent, dans la très grande majorité des cas, les mêmes réseaux criminels. Présenter les trafiquants comme des « civils » est un abus évident de langage afin de créer de la confusion… Terroristes et criminels sont en effet des civils, mais pas des innocents pour autant ! De plus, nier que l’Égypte connaît une menace terroriste élevée et de nombreux trafics d’armes sur ses frontières (Libye, Sinaï, Gaza) relève d’un refus évident de rendre compte de la réalité. Rappelons que la Libye est le principal marché d’armes d’Afrique du Nord, depuis le renversement de Kadhafi et le pillage de ses stocks d’armement. Rappelons également que l’est de la Libye (Dernah, Al-Baïda, Ajdâbiya) a été longtemps le principal foyer islamiste du pays et que la frontière occidentale de l’Égypte est très difficile à contrôler. C’est la principale voie d’infiltration des trafiquants du Sahel et des membres des Frères musulmans, lesquels, bien qu’ils aient été heureusement « étrillés » par le régime de Sissi, n’ont pas abandonné l’idée de conquête du pouvoir, y compris par la force2.
Ainsi, contrairement aux conclusions hâtives de Disclose, il n’existe à ce jour aucune preuve tangible de liens directs entre la surveillance de l’ALSR3 français et les frappes égyptiennes, ni sur les effets de celle-ci. Il ne s’agit pas de nier, pour le plaisir de préserver l’honneur des armées, qu’un détournement des renseignements transmis à notre partenaire ait pu avoir lieu, mais de le prouver. Certes, selon des notes de la DRM, des risques de dérives avaient été identifiés et des frappes à partir de nos renseignements ont probablement eu lieu… mais sur quelles cibles ?
Si l’ALSR français a permis à l’armée égyptienne de frapper et d’éliminer des djihadistes, responsables d’attentats sur notre sol ou qui opèrent au Sahel, nous ne pouvons que nous en féliciter. En revanche, si certains de ces renseignements ont conduit au ciblage, erroné ou délibéré, de contrebandiers, nous ne sommes plus en effet dans notre rôle d’assistance à un allié. Mais de là à vouloir faire croire à l’opinion que nos renseignements sont à l’origine de toutes les frappes égyptiennes et que celles-ci n’ont ciblé que des innocents, il y a un monde ! Aussi est-on en droit de soupçonner une manipulation du média, lequel cherche en l’espèce à la fois le scoop à tout prix et à faire prévaloir ses positions idéologiques.
En effet, Disclose, bien qu’annonçant vouloir jouer un rôle de lanceur d’alerte, appartient à cette sphère journalistique partiale qui attaque régulièrement le régime égyptien du président Al-Sissi car il a mis un terme au régime des Frères musulmans. Rappelons que ce mouvement islamiste extrémiste et haineux est la matrice de tous les groupes terroristes sunnites appelant au djihad, mais qu’il a toujours bénéficié du soutien d’une certaine gauche militante et islamophile.
Notons au demeurant que Disclose n’a jamais protesté contre l’occupation d’une partie du territoire syrien par la Turquie ou par ses frappes contre le PKK ; ni concernant l’agression azerbaïdjanaise contre le Haut Karabakh, l’ostracisation des populations du Donbass par le régime de Kiev – qui les a conduit à prendre les armes –, ou les destructions et exactions militaires saoudiennes au Yémen. Ce média critique la situation des droits de l’Homme en Égypte, mais jamais en Arabie saoudite, au Bahrein ou en Turquie. Il n’a jamais pris la défense des coptes égyptiens victimes de la persécution et des attentats des Frères musulmans, ni rendu compte du fait que Mohamed Morsi livrait des secrets d’État égyptiens à ses parrains turcs et qataris qui l’utilisaient pour islamiser et affaiblir le pays… Dès lors qu’un média est aussi partial, il convient de prendre ses informations avec la plus extrême prudence.
L’obsession de la société militaire privée russe Wagner
À la mi-décembre dernier, l’Union européenne a décidé de suspendre ses actions de coopération militaire en République centrafricaine en raison de la présence du groupe Wagner dans le pays. Des violations des droits de l’Homme et l’influence de ses instructeurs sur l’armée centrafricaine sont les principaux motifs de l’interruption des actions militaires de la mission européenne à Bangui.
Paris et Bruxelles ont également menacé le Mali de réduire leur assistance à son armée si Bamako faisait appel à la société militaire privée (SMP) russe. En effet, selon des représentants Français et de l’ONU, Bamako a autorisé le déploiement du groupe Wagner sur son sol. Des observateurs auraient détecté la présence de nombreux opérateurs de la société – sans être en mesure d’estimer les effectifs – dans le pays, et observé la rotation d’avions militaires russes, l’installation d’un camp d’accueil sur l’aéroport de Bamako et l’arrivée de géologues russes associés à Wagner.
Une situation que Paris déplore dans un communiqué commun avec quatorze autres États européens : Allemagne, Belgique, Canada, Danemark, Estonie, Italie, Lituanie, Norvège, Pays Bas, Portugal, République Tchèque, Roumanie, Royaume-Uni et Suède. La plupart sont présents militairement au Sahel, au sein de la Task Force Takuba4 et de la MINUSMA5.
Si les États-Unis n’ont pas signé cette déclaration, nul doute qu’ils fassent parti des instigateurs, la quasi-totalité des signataires étant membres de l’OTAN et Washington accusant depuis 2014, non sans raison, le Kremlin d’employer en grand nombre les « mercenaires » de Wagner dans le Donbass (Ukraine) afin que Moscou puisse nier toute intervention directe dans le conflit.
Pour Paris et ses partenaires européens, l’arrivée des hommes de Wagner génère un risque majeur pour les opérations. En effet, tous les combattants à peau blanche se ressemblent aux yeux des locaux. Une confusion des actes de Barkhane, de Takuba et de Wagner – surtout en cas d’exactions – est fort probable, ce qui pourrait encore alimenter le sentiment anti-français. De même, le risque de confrontation avec les « mercenaires » russes est également possible.
Pourtant, Wagner n’opère pas directement en Centrafrique, ni apparemment au Mali. En réalité, il est plus approprié pour désigner les actions « privées » russes de parler des « conseillers » et des entreprises d’Evgueni Prigojine, contrôlés via sa holding financière Concord. Ainsi, par exemple, les Russes interviennent au Soudan depuis 2013, via trois sociétés : M-Finance, à laquelle Wagner fournit des troupes, M-Invest et Meroe Gold, qui détiennent plusieurs concessions minières dans le pays. En Centrafrique, Prigojine opère via les sociétés Lobaye Invest (activités minières) et Sewa Security Services, qui fournit des prestations militaires et de sécurité6.
Afin de réagir au déploiement de la SMP russe en Centrafrique et au Mali, l’Union européenne a décidé d’émettre des sanctions contre les États coopérant avec Wagner7. Elle a adopté une série de mesures restrictives à l’encontre de la société russe, de huit personnes et trois entités lui étant liées, impliquées dans de graves violations des droits de l’Homme, notamment des tortures et des exécutions sommaires, et dans des actions de déstabilisation dans les pays où elles interviennent.
Si ces faits sont indéniables et si les opérateurs de Wagner sont probablement responsables des accusations dont ils sont l’objet, il convient de rappeler que Moscou agit, depuis une dizaine d’années, d’une manière en tout point similaire à ce que font les Américains afin d’assurer le contrôle et la sécurité dans les pays où Washington intervient – Balkans, Afghanistan, Irak, Libye, Pakistan, etc. – et dans ceux dans lesquels le Pentagone souhaite pouvoir nier son implication directe. Dès lors, rien de surprenant à ce que le Kremlin parle d’une « hystérie occidentale » au sujet de Wagner, les États-Unis et leurs alliés refusant de reconnaître à Moscou le droit d’user des méthodes qu’ils emploient depuis plus de trois décennies à l’occasion de leurs opérations extérieures. De plus, n’en déplaise aux médias qui les stigmatisent, les exactions des SMP russes, évidemment condamnables, restent pour le moment, moindres que celles de leurs homologues américaines.
L’étonnante amnésie des médias occidentaux au sujet des nombreuses bavures des SMP américaines
Le premier État occidental à avoir mis sur pied une société militaire privée est l’Afrique du Sud, en 1989, à la suite de l’accord de paix mettant fin au conflit d’Afrique australe. Se posa alors la question de la reconversion des nombreux membres des forces spéciales et des unités de contre-guérilla sud-africaines. Executive Outcomes allait devenir leur débouché professionnel naturel. La société fut rapidement engagée au Sierra Leone afin d’assurer la sécurisation de l’extraction et l’exportation des richesses minières du pays (concessions diamantifères), puis le gouvernement de Freetown fit appel à ses services durant la guerre civile en 1995.
Ce « business » très juteux dans un monde d’après-guerre froide devenu très instable allait être également exploité par les États-Unis.
À partir de 1994, la société militaire privée américaine Military Professional Resource Inc. (MPRI) intervint au profit de la Croatie lors des conflits des Balkans en accord avec la politique de Washington. Elle forma et équipa l’armée croate et conseilla son État-Major, participant directement au succès de l’offensive de l’opération Tempête en Krajina qui permit à Zagreb de l’emporter face aux Serbes.
Puis Dyncorp, société de services du Pentagone aux activités diversifiées, se mit à son tour sur le créneau. En 1998, elle fournit la plupart du personnel de la Mission américaine d’observation au Kosovo. Mais rapidement, les premières dérives allaient apparaître. En 1999, en Bosnie-Herzégovine, plusieurs de ses employés furent impliqués dans des trafics d’armes et d’adolescentes. Tous furent licenciés mais aucun ne fut traduit en justice pour ces actes criminels car, bien qu’étant des opérateurs privés, ils étaient couverts par l’immunité diplomatique ; et la société conserva la confiance du Pentagone. À partir de 2002, en Afghanistan, les hommes de Dyncorp furent chargés de la sécurité d’Hamid Karzaï, le nouveau président afghan, en remplacement de la Delta Force8.
Mais la SMP américaine la plus tristement célèbre est Blackwater. Fondée en 1997 par Eric Prince, un ex-Navy Seal, elle devient rapidement une multinationale du mercenariat au service de la politique étrangère américaine, travaillant notamment en Irak et en Afghanistan pour le compte du Pentagone.
Bien que n’étant officiellement engagés que pour des contrats défensifs, les hommes de Blackwater participent à des raids offensifs organisés par la CIA ou le Joint Special Operations Command (JSOC) en Irak. Dans ce cadre, ils vont alorsmultiplier les frappes inconsidérées et commettre de nombreuses bavures. En réaction, en mars 2004, quatre membres de la société sont tués lors d’une attaque à Falloujah. Leurs corps, brûlés, sont pendus à des luminaires d’un pont sur l’Euphrate avant d’être démembrés par une foule en furie.
Puis le 16 septembre 2007, place Nissour à Bagdad, alors qu’ils circulent en véhicules blindés, des hommes de Blackwater ouvrent le feu à la mitrailleuse et lancent des grenades afin de se frayer un passage, bientôt appuyés par des hélicoptères.Les passants tentent désespérément de se mettre à l’abri. La fusillade sur cette place bondée fait au moins 17 morts et 24 blessés, dont des femmes et des enfants.
Le porte-parole de la société déclara alors que ses employés avaient agi « conformément à la loi en réponse à une attaque » et que « les civils sur lesquels ils avaient fait feu étaient des ennemis armés ». Cette version des faits sera rapidement contredite par les témoignages et les procureurs américains. Toutefois, les poursuites contre Blackwater furent impossibles car l’Autorité provisoire dirigée par Paul Bremer garantissait aux Américains, militaires et civils, l’immunité vis-à-vis du droit irakien.
Ce tragique événement survenant après d’autres excès – dont des trafics d’armes organisés par des membres de Blackwater –, conduisit en 2009, les autorités irakiennes à demander et obtenir le départ de la société de leur pays9. En effet, les preuves des bavures de la SMP dirigée par Erik Prince étaient accablantes. Dès octobre 2007, un rapport de la Chambre des Représentants avait recensé, pour la période allant du 1er janvier 2005 au 12 septembre 2007, 195 fusillades impliquant Blackwater à l’occasion desquelles, dans 163 cas, ses employés avaient ouvert le feu les premiers. Le rapport mentionnait également le meurtre, en décembre 2006, d’un des gardes du corps du vice-président irakien par un employé ivre de Blackwater, lequel fut rapidement évacué vers les États-Unis sans être inquiété. Le rapport révéla aussi que Blackwater avait dû procéder à 122 licenciements de « contractors », dont 28 pour usage inconsidéré d’armes et 25 pour consommation de drogue ou d’alcool. Il s’étonnait enfin que les autorités américaines (département d’État et Pentagone) faisant appel à la société ne remettent pas en cause ses contrats.
De nouveau, en mai 2009, quatre employés de Paravant, une filiale de Blackwater, sont responsables d’une bavure à Kaboul (un mort et deux blessés). Ils sont licenciés mais aucune poursuite n’est lancée contre eux.
Néanmoins, en octobre 2013 aux Etats-Unis, quatre anciens membres de la société responsables des tirs place Nissour à Bagdad en 2007 font face à un nouveau procès. L’un d’entre eux est condamné à la prison à perpétuité, les trois autres à une peine de 30 ans. Mais tous les quatre seront graciés par Donald Trump en décembre 2020, ce qui suscitera une vive indignation en Irak et sera dénoncé par des juristes de l’ONU comme un « affront à la justice ».
À la lecture de ce très incomplet inventaire des « exploits » des SMP américaines – il ne s’agit là que des cas les plus connus –, on mesure combien leurs bévues meurtrières ont été nombreuses en Irak comme en Afghanistan, et l’on comprend qu’elles aient engendré un fort ressentiment anti-américain chez les populations et nourri la rébellion.
Dès lors, les accusations des Occidentaux à l’encontre du groupe Wagner apparaissent pour le moins paradoxales car aucun Etat européen n’a condamné ni imposé de sanctions aux sociétés américaines responsables de crimes infiniment plus nombreux et documentés que ceux des « contractors » russes. Notons au passage que les Américains ont eu la sagesse de ne pas être signataires de l’« appel » de l’UE – sans nul doute conscients que les bévues à répétition de leurs SMP ne les plaçaient pas en position crédible pour dénoncer Wagner – mais en ont chargé leurs auxiliaires européens, lesquels se sont immédiatement exécutés.
D’autant que les SMP américaines n’ont pas été les seules à cibler sans vergogne des innocents. Les unités militaires clandestines10 déployées par Washington sur ses théâtres d’opération se singularisent également par leur mépris des vies humaines et leur emploi démesuré de la force, sans souci des dégâts collatéraux.
Les crimes de guerre des unités spéciales américaines en Syrie
Alors que la presse occidentale accordait, à la mi-décembre, toute son attention aux dérives de Wagner, les révélations par le New York Times concernant deux graves affaires dans lesquelles des unités militaires américaines se sont rendues coupables de crimes de guerre en Syrie n’ont quasiment pas été reprises par les médias européens, et à peine par ceux des pays anglo-saxons.
Le premier article est daté du 13 novembre11 et le second du 12 décembre12. Tous deux évoquent de manière très documentée les exactions conduites en Syrie par deux unités, Talon Anvil et la Task Force 9, qui n’ont pas hésité à cibler des populations civiles sans vérification.
Les frappes indiscriminées de la Task Force 9 et de Talon Anvil
À partir de 2014, après que l’État islamique eut envahi de grandes parties de l’Irak et de la Syrie, une unité d’opérations spéciales classifiée appelée Task Force 9 supervisa la contre-offensive américaine en Syrie (opération Inherent Resolve). Elle avait de multiples missions :
– les Bérets verts du 5th Special Forces Group de l’US Army formaient les forces kurdes et arabes syriennes alliées13 et coordonnaient leurs actions ;
– de petits groupes d’opérateurs de la Delta Force étaient chargés de conduire des raids contre des objectifs de grande valeur de l’État islamique ;
– une cellule appelée Talon Anvil était chargée d’identifier des cibles terroristes (convois de véhicules, dépôts d’armement, centres de commandement, groupes de combattants ennemis, etc.) et de les désigner aux frappes aériennes.
– une seconde cellule de renseignement travaillait avec la CIA mais n’était responsable que d’une fraction mineure des frappes car elle avait pour mission de ne s’en prendre qu’aux cadres dirigeants de l’État islamique.
Talon Anvil opéra en Syrie de 2014 à 2019. Elle travailla d’abord depuis Erbil, en Irak, puis, au fur et à mesure que l’offensive contre Daech progressait, elle s’implanta dans une cimenterie désaffectée dans le nord de la Syrie puis dans un complexe résidentiel près de la frontière irakienne appelé Green Village.
Talon Anvil était une petite unité ultrasecrète composée d’une vingtaine d’opérateurs, essentiellement des membres de la Delta Force. Extérieurement, peu de signes permettaient de discerner qu’ils étaient militaires. Ils n’avaient ni grade ni uniforme et s’appelaient par leurs prénoms. Beaucoup portaient des barbes broussailleuses et travaillaient en civil. Mais depuis leur salle de contrôle, ils contrôlaient une flotte de drones Predator et Reaper hérissés de missiles Hellfire et de bombes guidées laser qu’ils guidaient sur Daech. Ils désignaient leurs cibles à partir d’informations provenant des forces kurdes et syriennes, d’interceptions électroniques, de vols de reconnaissance de drones ou d’aéronefs, etc.
De 2014 à 2019, Talon Anvil a dirigé des milliers de frappes – le New York Times parle de 112 000 bombes et missiles – contre les combattants de l’État islamique en Syrie. « Ils étaient impitoyablement efficaces et bons dans leur travail » raconte un officier de renseignement de l’US Air Force ayant travaillé avec ses membres. « Mais cette cellule a aussi fait beaucoup de mauvaises frappes », notamment parce qu’elle a interprété de manière extensive les règles d’engagement de l’armée.
En effet selon de nombreux responsables militaires et du renseignement, les frappes indiscriminées demandées par Talon Anvil tuait régulièrement des civils. Elle n’hésitait pas à guider les tirs de drones et d’aéronefs sur des foules et des immeubles d’habitation, tuant des personnes qui n’avaient aucun rôle dans le conflit : agriculteurs dans leur champ, enfants jouant dans la rue, familles fuyant les combats ou villageois s’abritant dans des bâtiments. L’unité serait ainsi à l’origine d’un nombre élevé de morts de civils et l’on observe que durant sa période d’activité, le taux de pertes civiles en Syrie a considérablement augmenté.
Quatre incidents sont en particulier relatés par le New York Times :
– À l’automne 2016, près de la ville de Manbij, trois hommes munis de sacs de toile travaillent dans une oliveraie. Bien qu’ils n’aient pas d’armes et ne se soient pas trouvé à proximité de combats, Talon Anvil les a éliminé considérant qu’ils étaient sûrement des combattants de Daech.
– Début mars 2017, Talon Anvil a envoyé un drone Predator au-dessus de la ville de Karama pour frapper les positions de Daech dans la région en vue d’une offensive prévue une semaine plus tard. Après que le drone eut survolé la ville à l’aube, un opérateur de Talon Anvil transmit un message sur le forum de discussion indiquant que tous les civils avaient fui la zone et que ne se trouvaient plus sur place que des combattant ennemis. L’unité décida alors de frapper un bâtiment qu’elle considérait être un centre d’entraînement des djihadistes.
Toutefois, une équipe de renseignement de l’armée de l’air observait la situation depuis un centre d’opérations situé aux États-Unis. Même avec des capteurs infrarouges, les analystes ne détectèrent pas de mouvement dans ce bâtiment. Selon eux, les capteurs suggéraient seulement qu’un téléphone cellulaire ou une radio de l’ennemi pouvait se trouver dans le voisinage, mais ils étaient incapables de le localiser. Néanmoins, Talon Anvil n’attendit pas de confirmation et ordonna la frappe, et un drone Predator largua une bombe de 500 livres à travers le toit. Lorsque la fumée se dissipa, les analystes de l’US Air Force découvrirent avec consternation sur leurs écrans des femmes et des enfants sortant en titubant du bâtiment partiellement effondré, certains ayant perdu bras ou jambes, d’autres traînant des morts. Ils dénombrèrent 23 morts ou blessés graves, 30 blessés légers, tous probablement civils.
– En juin 2017, les forces soutenues par les États-Unis attaquèrent Raqqa, la plus grande ville syrienne tenue par Daech. Des civils cherchèrent alors à fuir les combats et embarquèrent sur des ferries de fortune pour traverser l’Euphrate. Talon Anvil ordonna alors des frappes qui coulèrent plusieurs de ces bateaux, tuant au moins 30 personnes.
– Mais c’est en mars 2019 qu’eut lieu la frappe la plus dramatique. Dans les derniers jours de la bataille contre l’État islamique en Syrie, les membres de Daech étaient encerclés dans un camp près d’une ville appelée Baghuz. Le site regroupait les militants les plus endurcis qui avaient juré de se battre jusqu’à la mort. Dans la ville, parmi les abris de fortune, les véhicules criblés de balles et les bunkers sommaires, se trouvaient des dizaines de milliers de femmes et d’enfants. Certains étaient là de leur plein gré, d’autres non. La coalition assiégeait les lieux, espérant affamer les combattants. En six semaines, 29 000 personnes, pour la plupart des femmes et des enfants, s’étaient rendues. Les drones de la coalition surveillaient le camp 24/24 depuis des semaines et en connaissaient presque chaque centimètre carré, y compris les mouvements quotidiens des groupes de femmes et d’enfants qui se rassemblaient pour manger, prier et dormir près d’une rivière.
Le 18 mars 2019, un drone de l’US Air Force tournait à haute altitude au-dessus de Baghuz, à la recherche de cibles militaires car le camp abritait toujours un grand nombre de personnes, des combattants et leurs familles. Mais ce matin-là, les analystes du Centre d’opérations aériennes combinées de l’armée américaine au Qatar ne virent qu’une foule de femmes et d’enfants regroupés au bord de la rivière. Soudain, un avion d’attaque américain F-15E traversa le champ de vision de leur drone et largua une bombe de 500 livres sur la foule, l’engloutissant dans un nuage de sable et de fumée. Lorsque la fumée se dissipa, quelques personnes s’éloignèrent pour se mettre à l’abri. Puis l’appareil revint et largua trois bombes de 2000 livres tuant la plupart des survivants.
Au Qatar, le personnel qui suivait en direct les images du drone était incrédule. L’un des analystes demanda « Qui a largué ça ? ». Un autre s’exclama : « On vient de tuer cinquante femmes et enfants » ; mais une première évaluation des dommages révéla que le nombre de morts était supérieur à 70.
La Task Force 9 conteste cette version des faits. Selon elle, ce jour-là, des centaines de combattants de l’État islamique piégés dans le camp de Baghuz ont lancé à l’aube une contre-offensive, contre les forces de la « coalition ». Pour les arrêter, Talon Anvil déclencha des frappes d’arrêt, qui furent si nombreuses qu’en milieu de matinée, elle avait utilisé tous les missiles de ses drones. Vers 10 heures, les forces syriennes locales signalèrent qu’elles étaient sous le feu et en danger d’être submergées, et ont demandé une frappe aérienne.
Un officier du 5e SFG regarda les images du drone d’observation utilisé par la Task Force 9 et n’y vit pas de civils. Mais ce drone n’avait qu’une caméra à définition standard – l’officier dira plus tard qu’il n’y avait pas de drones à haute définition dans la zone lui permettant d’obtenir une meilleure vue de la cible. Il donna donc l’ordre de tirer. Comme il ne restait plus de missiles de précision, il fit appel à un aéronef doté de bombes de 500 et 2 000 livres et la frappe fut classée comme étant de la « légitime défense ».
En fait, un drone haute définition était disponible sur zone, mais la Talon Anvil ne l’a pas utilisé. Or, ce drone haute définition a enregistré une scène très différente de celle décrite par l’unité. Selon les analystes image, seuls deux ou trois hommes erraient dans le camp près de la foule. Ils étaient armés de fusils mais ne semblaient pas engager les forces de la coalition ou agir d’une manière pouvant justifier une frappe « d’autodéfense » avec des bombes de 2000 livres.
La frappe de Baghuz a été l’un des plus importants drames de la guerre contre l’État islamique, celui qui a fait le plus de victimes civiles. Les observateurs qui se sont rendus sur le site du bombardement le lendemain ont trouvé de très nombreux corps de femmes et d’enfants morts, qualifiant la frappe de « terrible massacre ». Mais elle n’a jamais été reconnue publiquement par l’armée américaine.
à suivre...!