Lundi, 22 Février 2010 19:30
La démocratisation a suscité l’espoir, et l’« organisation de l’unité africaine (OUA) » a proscrit, en juillet 1999, les « coups d’Etat ». Pourtant, cette même année, les militaires ont renversé les gouvernements au Niger, en Sierra Léone, aux Comores et en Côte d’Ivoire. Bannir les « coups d’Etat » est, en effet, une illusion. C’est la déliquescence des Etats eux-mêmes qui doit être combattue.
- Au mois de juillet 1999, à Alger, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’« organisation de l’unité africaine (OUA) » ont décidé d’exclure désormais des sommets de cette organisation tout gouvernement qui se serait emparé du pouvoir à la faveur d’un « coups d’Etat ». C’est là, à première vue, une décision de haute portée morale qui ne peut qu’honorer l’Afrique et les Africains. Malheureusement, la déclaration d’Alger, qui se voudrait guidée par un souci de « civilisation des mœurs » politiques, loin de réjouir et de rassurer, génère plutôt une sensation de malaise chez nombre d’observateurs.
En effet, pour que l’interdiction des « coups d’Etat » ait des chances d’avoir un impact constructif sur la réalité concrète, il ne suffit pas que l’intention à la base de la décision soit bonne. Dans leur ferme et, malheureusement, inconditionnelle détermination à mettre hors-la-loi les coups de force à la tête de l’Etat, les membres de l’ « OUA » ont manqué de faire la part des choses entre, d’un côté, la nocivité des coups d’Etat et, de l’autre, leur troublante nécessité. Le « coups d’Etat » est-il un mal en soi ? Si on répond par l’affirmative, alors toute société politique qui se respecte devrait créer les conditions de son bannissement absolu, ainsi que tentent de le faire, par la magie ô combien illusoire du verbe, les gouvernants africains. Or il est évident que sous certaines conditions, et étant donné certaines circonstances, que l’on pourrait qualifier d’exceptionnelles, l’œuvre de « coups d’Etat » peut très bien représenter le vertu et le courage politiques suprêmes. L’histoire en général, et celle de l’Afrique des indépendances en particulier, montre qu’il existe dans la vie de certaines sociétés politiques, des moments tragiques de rupture douloureuse de l’ordre établi que l’on pourrait bien qualifier de « coups d’Etat » salutaire.
De là le très embarrassant problème de la possible immoralité du grand élan moralisateur de l’« OUA ».
Le défi des « coups d’Etat », véritable épine profondément – et si durablement – enfoncée dans le talon du continent africain ne peut être relevé sans prendre en considération, au cas par cas, les bases de gestion des sociétés politiques africaines. Or la décision de l’« OUA » semble totalement détachée des circonstances de production ou de reproduction de l’Etat et des « coups d’Etat » sur le continent. Elle risque donc d’être vaine, comme le montre par exemple la situation ivoirienne et la prise de pouvoir par les militaires en décembre 1999.
La grandeur morale d’un « coup d’Etat », lorsque les circonstances et l’histoire le consacrent comme éthiquement correct, tient de son pouvoir libérateur des peuples opprimés et /ou en voie de suicide politique. Par exemple, nul ne saurait objectivement soutenir aujourd’hui que le coup de force du général Amadou Toumani Touré et de ses compagnons d’armes au Mali en mars 1991 n’aura finalement pas été salutaire pour le peuple malien. Que se passerait-il demain si un « coups d’Etat » aux mêmes vertus émancipatrices devenait réalité ailleurs ? Le nouveau gouvernement serait-il interdit de sommet par l’« OUA » ? Si oui – ainsi que, normalement, le voudrait la logique de l’ostracisme absolu des putschistes – serait-ce là une décision sage ?
Si, presque partout cependant, les messies en treillis ont fini plus corrompus que les démons de civils qu’ils étaient venus exorciser, ce serait néanmoins une grave erreur que de fermer les yeux sur la vraie nature de la réalité africaine et de se répéter qu’il ne saurait y avoir de « putschiste vertueux [1] ». Le faire serait manquer à la fois de réalisme politique et de bon sens diplomatique. Le « coups d’Etat », ce mal exceptionnellement nécessaire, ne devrait pas faire recette comme mode d’alternance au pouvoir. Pour combattre efficacement ce monstre qui se retrouve potentiellement tapi au cœur de tout Etat, les sociétés politiquement matures ne se sont pas contentées d’une rhétorique moralisatrice. Le degré zéro du « coups d’Etat » est devenu une seconde nature pour ces sociétés une fois qu’elles se sont dotées de formules de gestion du pouvoir politique qui rendent caduque la détestable tentation kaki. D’où une question : combien d’Etats africains peuvent-ils aujourd’hui s’enorgueillir d’avoir établi et enraciné des conditions de succession mature au pouvoir ? Le Sénégal ? Juste une fantastique exception. L’Afrique du Sud ? Un merveilleux rêve. Le Bénin ? Un miraculeux petit laboratoire. Et au-delà ? Rien. Presque rien.
Le « coup d’Etat » n’est pas un mal. Il est symptôme. C’est à dire la manifestation externe, une sorte de signal d’alarme qui nous indique que, quelque part, il existe quelque chose qui ne va pas. Le mal auquel il est nécessaire dans ce cas de trouver remède n’est pas le « coup d’Etat », mais la cause qui fournit aux « coups d’Etat », mais la cause qui fournit aux « coups d’Etat » l’occasion de prendre d’assaut notre quotidien. L’une de ces causes est sans doute la mise en jachère de l’Etat et la transformation de l’espace public en arène féroce où ne peut par conséquent prospérer que le langage du vice institutionnalisé et de la force débridée – à l’instar de la désespérante répétition des coups de force militaires, qui atteint aujourd’hui des pays jusque-là réputés « stables » comme la Côte d’Ivoire [2]. La question n’est donc pas tant le « coups d’Etat » que les conditions et les situations qui permettent, autorisent ou encouragent la tentation du coup de force à la tête de l’Etat. Par exemple, il est évident que les coups d’Etat ne sont pas le fait d’armées républicaines. Or il ne saurait y avoir d’armée républicaine sans République. Dans ce cas de figure précis, ce serait une farce que d’essayer de rendre républicaine une armée qui opère dans un contexte où tout juré avec la République.
De là quelques interpellations relatives au défi des « coups d’Etat » en Afrique. En premier lieu, qu’est-ce qui fait que dans nombre de pays africains, un quarteron de « sous-officiers » peut dangereusement flirter avec l’idée de prendre le pouvoir par les armes et, finalement, « comme par amusement », aller victorieusement à l’assaut des institutions de gouvernement de l’Etat ? Les cas du Libéria ou de la Sierra Leone sont là pour montrer qu’il ne suffit pas d’être officier ou particulièrement intelligent pour réussir un « coup d’Etat » en Afrique. En deuxième lieu, qu’est-ce qui fait que dans un pays comme le Niger – pour ne citer qu’un triste exemple de récente mémoire – l’incarnation suprême de l’Etat, le président de la République, peut être grossièrement abattu « comme un chien » (l’expression, terriblement appropriée, est du président Omar Bongo) sans que cela fasse l’objet d’un quelconque émoi ? Enfin, qu’est-ce qui fait qu’en Afrique toutes ces choses si terribles, si extraordinaires, paraissent si simples, si faciles, et si…ordinaires ? En d’autres termes pourquoi cette horreur politique majeure qu’est le « coup d’Etat » est-elle devenue si banale sur ce continent ? Autant la sagesse conventionnelle nous apprend que les peuples n’ont que les dirigeants qu’ils méritent, autant pourrait-on légitimement soutenir que les Etats n’ont que les coups qu’ils méritent et tant qu’ils les méritent.
Bien au-delà de ces considérations d’ordre organique sur la nature des « coups d’Etat », il est à craindre que la décision de l’« OUA » ne conduise nombre d’Africains, devenus sans illusions et sans espérance sur l’organisation panafricaine, à prêter des intentions aux chefs d’Etat africains (actuellement au pouvoir). Et si la déclaration publiquement faite à Alger avait un « agenda caché », ne manquent pas de se demander certains ? Et si « OUA » était en train de devenir une sorte de « syndicat des guides suprêmes », un « club sélect qui refuse d’augmenter le nombre de ses membres » murmurent d’autres [3] ?
Il ne devrait pas être question d’interdire ou de ne pas interdire les « coups d’Etat » en Afrique. Un tel rêve, bien que moralement compréhensible, n’a politiquement pas de sens. Il peut même s’avérer diplomatiquement désastreux pour l’« OUA ». Car, si l’« OUA » persiste dans son ambition d’ostracisme inconditionnel des putschistes, ce n’est peut-être pas la fin des « coups d’Etats » que l’on verrait poindre à l’horizon des tropiques africains, mais bien celle de l’« OUA » qui ne pourrait plus tenir ses sommets… faute de quorum.
Se mettre à l’abri des coups pour l’Etat africain, c’est avant tout devenir radicalement autre. Cet Etat (devenu) autre serait une institution à visage humain. Sa logique de fonctionnement, par elle-même (et non par décret), rendrait définitivement impossible, voire impensable, l’idée de prise de pouvoir par la violence. Espérer résoudre « par décret » le problème des « coups d’Etat » représente un risque supplémentaire pour l’« OUA » : la menace des discrédits. Le risque est d’autant plus important que, s’agissant des questions de paix et de sécurité en général, comme de celles relevant des coups d’Etat en particulier, l’organisation panafricaine n’en est pas à son premier essai. L’on se rappelle qu’au mois de mai 1963 (déjà !) la délégation togolaise avait été déclarée « indésirable » à Addis Abeba puisque alors composée d’hommes en kaki qui venaient d’assassiner quelques mois plus tôt le président Sylvain Olympio. Dix-sept ans plus tard, le même scénario allait se reproduire, presque à l’identique : lors du sommet extraordinaire de l’« OUA » de 1980 à Lagos, le sergent-chef Sammuel Doe et sa cohorte étaient interdits de sommet pour avoir assassiné, à la suite d’un « coup d’Etat » particulièrement sanglant, le président William Tolbert, alors président en exercice de l’« OUA ».
l’« OUA » a interdit à revenir au plus vite à ce qui constitue l’essentiel : non pas l’interdiction des « coups d’Etat », mais la mise sur pied des conditions de gestion des sociétés politiques systématiquement incompatibles avec l’idée de prise de pouvoir par les armes. C’est d’une mission de « civilisation des mœurs » (politiques) qu’il s’agit – pour reprendre une expression chère à Norbert Elias [4]. Concrètement, l’urgence, la priorité et le devoir relèvent pour l’heure de la fondation et de la consolidation des « formes civilisées de gouvernement » [5].
A cet égard, deux questions, formulées par Karl Popper, peuvent nous aider à mieux asseoir les bases d’un débat lucide et constructif sur la réalité des « coups d’Etat » en Afrique.
La première question a trait au principe de gouvernement de l’Etat : aujourd’hui en Afrique, « y a-t-il des formes de gouvernement qui, pour des raisons morales, sont répréhensibles ? »
Et la seconde est relative aux formalités de fonctionnement de l’Etat : aujourd’hui en Afrique, « y a-t-il des formes de gouvernement qui nous permettent de nous défaire (sans violence) d’un gouvernement mauvais, ou seulement incompétent, qui cause du tort au pays ? [6] ». Si la réponse à la première question est oui, alors les coups d’Etat, avec ou sans décret d’interdiction de l’« OUA », ont encore un bel avenir sur notre continent. Si la réponse à la deuxième question est non, alors, également, nous sommes loin, très loin, d’être sortis de l’infâme auberge des putschs en Afrique.
* Chercheur à l’institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement (Genève).