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Affaire Orion Oil : Lucien Ebata, l’ascension fulgurante de «l’homme du président» Sassou-Nguesso
https://www.liberation.fr/ https://www.liberation.fr/par Jérôme Lefilliâtre, Ismaël Halissat, Célian Macé et Agnès Faivre, correspondante à Ouagadougou publié aujourd'hui à 17h55
Affaire Orion Oil : où est passé l'argent du pétrole congolais ?dossier
Parti de rien, le richissime président de la société Orion Oil a gravi les échelons jusqu’à devenir un émissaire diplomatique du régime. Ce proche conseiller du président de la république du Congo a été mis en examen en 2021 à Paris, notamment pour blanchiment.
Libération révèle les rouages de ce qui pourrait être l’un des principaux circuits de détournement des recettes du pétrole congolais, de Paris à Brazzaville en passant par la Suisse et Monaco. En cause, la société Orion Oil et son patron Lucien Ebata, proche du président Denis Sassou-Nguesso et aux multiples relations avec des personnalités économiques et politiques françaises.
Pourquoi désigner sa compagnie de négoce pétrolier du nom d’Orion ? «Car j’ai les étoiles en ma faveur», répondait en 2019 Lucien Ebata au magazine Stratégies. L’homme d’affaires canado-congolais de 53 ans expliquait aussi avoir choisi cette «belle constellation», symbole de force dans la mythologie grecque, pour figurer une entreprise qu’il souhaitait «indestructible». C’est dire l’ambition et le sentiment de puissance qui animent le personnage, soupçonné par la justice française d’être au cœur d’un vaste système de détournement de fonds publics de la république du Congo, portant sur des centaines de millions d’euros. A l’automne 2021, Lucien Ebata a été mis en examen à Paris pour des faits de blanchiment, manquement à l’obligation de déclaration de transfert de capitaux et corruption active de personne dépositaire de l’autorité publique.
Avec Orion Oil, créée en 2008, Ebata s’est imposé comme une figure de l’économie africaine. Dès 2012, le groupe a dépassé le milliard de dollars de revenus, engrangé des bénéfices substantiels et levé des capitaux auprès d’un pool de banques africaines (près de 1,3 milliard de dollars en trois ans) pour développer ses activités, notamment via le préfinancement de cargaisons de brut. Ce procédé opaque initié par des traders consiste à prêter de l’argent au Congo, qui rembourse ensuite en barils de pétrole livrés par la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC). Orion Oil, trader elle-même, est un intermédiaire de choix pour négocier ces «préfis». A la tête de cette société, Ebata est devenu incontournable sur le marché de l’or noir au Congo, grâce à sa relation privilégiée avec la SNPC, à la main du président Denis Sassou-Nguesso.
Cette place de choix a conduit le courtier à traiter directement avec des multinationales comme Shell, Trafigura, Vitol ou TotalEnergies. En garde à vue en octobre 2021, l’intéressé pavanait devant le Service d’enquêtes judiciaires des finances, rattaché au ministère de l’Economie, sur sa dimension planétaire : «Je suis entrepreneur africain, au service de l’Afrique et de mon pays. Les activités de ma société sont mondiales. J’ai créé des emplois dans les quatre coins du monde, incluant la France.» Sa carrière est pourtant intimement liée à l’histoire politique de son pays, et indissociable de la mainmise de Sassou-Nguesso sur celui-ci.
Né le 12 mars 1969 à Ollombo, dans le centre du pays, Lucien Ebata grandit dans une famille modeste de paysans. A 13 ans, le bon élève obtient une bourse d’Etat pour poursuivre sa scolarité à Cuba (pays avec lequel le Congo, alors officiellement marxiste, entretient des relations étroites). Il y reste jusqu’à obtenir, selon sa biographie officielle, un diplôme en droit des assurances à l’université de La Havane. Il poursuit ensuite ses études au Canada, dont il a obtenu depuis la nationalité.
Lobbyiste en chef de Sassou-Nguesso
Après un début de carrière comme juriste, ce chrétien et franc-maçon revendiqué se lance dans le négoce de pétrole. Il fait ses premières armes à Kinshasa, en République démocratique du Congo (RDC), le grand voisin de son pays d’origine, et décroche en 2005 un contrat avec Glencore, géant suisse des matières premières, pour l’acheminement de produits raffinés le long du fleuve Congo.
L’année suivante, Ebata se présente comme le lobbyiste en chef du président Sassou-Nguesso aux Etats-Unis. En tant qu’avocat, son rôle est d’«effectuer des missions de bons offices en faveur de la république du Congo auprès des institutions financières internationales et d’autres partenaires pour qu’ils considèrent la réduction ou l’annulation totale de sa dette extérieure», selon le contrat – à 400 000 dollars – qu’a consulté Libération. Ebata se fait également fort de promouvoir la candidature du chef de l’Etat congolais… pour le prix Nobel de la paix.
Débrouillardise et agilité intellectuelle ne sont pas les seules qualités d’Ebata. Il est aussi de la même région et de la même ethnie – les Mbochi – que Denis Sassou-Nguesso, dont le fief familial, Oyo, est proche d’Ollombo. A la fin des années 2000, le jeune et ambitieux négociant se rapproche du clan au pouvoir, se liant notamment avec le fils du président, Denis Christel Sassou-Nguesso, ex-cadre de la SNPC et ministre de la Coopération internationale depuis 2021, ainsi qu’avec le cousin de celui-ci, Sylvain Lekaka, actuel directeur de cabinet du ministre des Finances et ancien administrateur d’Orion Oil. Ces intérêts croisés témoignent de la confiance accordée à Ebata par la famille régnant depuis quarante ans à Brazzaville. Pour la justice française, ils sont surtout le signe d’un système illicite dont le but est l’enrichissement mutuel des protagonistes.
«Il est juste dans la servitude»
«Sans être marié avec un membre de la famille, Ebata appartient au premier cercle du pouvoir. Il participe à sa conservation, décrit un bon connaisseur du secteur pétrolier congolais. Au Congo, il est plus important que n’importe quel ministre et même que le Premier ministre.» Son ascension a été pensée et accompagnée par le chef de l’Etat congolais en personne. «Il était prédestiné à devenir un petit pêcheur d’Ollombo ; il a gravi les échelons en devenant le principal lobbyiste de Sassou. Plus qu’un membre du clan, Lucien Ebata est l’homme du Président, qui lui a permis d’étudier, qui lui a donné accès au pétrole. Ebata lui doit tout, indique Andréa Ngombet, du collectif d’opposants Sassoufit. Il n’affiche ni ambition politique ni idéologie, il est juste dans la servitude.»
Au fil des années, Ebata – domicilié à Kinshasa (RDC) mais dont l’épouse et les deux enfants vivent à Paris – est devenu plus qu’un allié pour Denis Sassou-Nguesso. Le président du Congo, dont des proches ont été mis en examen par la justice française dans l’affaire dite des «biens mal acquis», a fait de lui un émissaire économique, confortant son poids politique. Par un décret du 19 juin 2017, soit un mois après avoir fait l’objet d’une perquisition en France, Ebata a été nommé «conseiller spécial du président de la République pour les financements extérieurs directs». Il bénéficie depuis cette date d’un passeport diplomatique. «Je m’attelle à trouver [à Sassou-Nguesso] des compétences intellectuelles de haut niveau pour aider le Congo à promouvoir son économie et à veiller au financement des investissements», fanfaronne Ebata devant la juge d’instruction, à Paris le 20 décembre 2021. L’homme d’affaires avait pour avocat Eric Dupond-Moretti jusqu’à la nomination de ce dernier comme ministre de la Justice.
Lucien Ebata a aussi été désigné par son pays président du comité de négociation technique avec le Fonds monétaire international. Il était en première ligne des discussions lorsque la république du Congo, lourdement endettée, a signé deux accords de prêts – pour 448 millions de dollars en 2019, suspendu ensuite, et 455 millions de dollars en 2021.
Un jet rempli de VIP
A Kinshasa aussi, Ebata est introduit dans les milieux d’affaires et la sphère politique. Le grand public ne connaît pas son visage, mais beaucoup de Congolais ont déjà entendu son nom. Les chanteurs les plus célèbres du pays lui dédicacent parfois leurs tubes – une pratique courante au Congo, qui s’exerce souvent contre rémunération. En 2018, Ebata est ainsi célébré dans Canne à sucre de la mégastar Fally Ipupa. «Lucien est un homme réservé, mais qui aime la vie, la bourgeoisie, le grand salon et les femmes. Il aime se distinguer par des signes ostentatoires de la réussite, c’est pour ça que c’est un bon payeur auprès des musiciens, explique une de ses connaissances sur place. Il est compétent, c’est certain, mais pas toujours très prudent.»
L’envergure du personnage est telle que plusieurs publications sur l’actualité africaine se sont interrogées sur la nature réelle de ses ambitions : Lucien Ebata pourrait-il succéder à Denis Sassou-Nguesso à la tête du Congo ? L’intéressé a toujours nié. Cette hypothèse a circulé car l’homme d’affaires au train de vie faramineux s’est doté d’un outil d’influence qui ne doit rien au clan Sassou : il est le propriétaire du mensuel Forbes Afrique, distribué dans plus d’une vingtaine de pays francophones. Il a acheté le droit d’utiliser cette marque prestigieuse auprès du groupe américain Forbes en 2012, licence renouvelée en 2019 pour vingt ans. L’objet, édité à Paris avec une rédaction minuscule, sert surtout à mettre en avant les réussites économiques de certains entrepreneurs ou à applaudir les bilans forcément positifs des chefs d’Etat. Pour Ebata, c’est un instrument de relations publiques, permettant de cajoler des partenaires, des clients ou des amis.
Pour la soirée de lancement de Forbes Afrique, le 24 juillet 2012 à Brazzaville, Ebata, aidé par son communicant attitré, Stéphane Fouks, patron de Havas Worldwide, avait affrété depuis Paris un jet rempli de VIP : les ex-Premiers ministres Dominique de Villepin et Jean-Pierre Raffarin, l’ex-ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, la journaliste Christine Ockrent mais aussi des cadres d’EADS et Alstom… Le mensuel avait aussi l’habitude d’organiser un forum annuel au Congo en juillet, lors duquel des personnalités politiques, grassement rémunérées, s’exprimaient : Nicolas Sarkozy, dont Ebata est un admirateur, s’y est ainsi rendu en 2014, accueilli par Sassou-Nguesso, toujours ravi de mettre en scène sa bonne entente avec la France. Nul doute que Lucien Ebata trouvait lui-même un avantage à parfaire l’image de son chef d’Etat, le meilleur allié de sa réussite.