Lu pour vous
Junte militaire
Succès Masra, opposant tchadien : «Mahamat Déby vient de perdre son âme en tirant sur des citoyens pacifiques»
https://www.liberation.fr/ par Léa Masseguin publié le 27 octobre 2022 à 9h30
Le président du parti d’opposition Les Transformateurs accuse les forces de sécurité tchadiennes d’être responsables du «massacre» commis contre des manifestants le 20 octobre. Et appelle la France à clarifier urgemment sa position sur la junte militaire, qui a refusé de rendre le pouvoir aux civils.
Succès Masra se considère désormais comme un «sans domicile fixe». Depuis la répression meurtrière des manifestations antipouvoir organisées aux quatre coins du pays contre le maintien au pouvoir de Mahamat Déby, celui qui est devenu l’un des leaders d’opposition du Tchad vit caché. Les autorités ont annoncé la suspension de toute activité des partis hostiles à la junte, dont Les Transformateurs, qu’il a créé en avril 2018 pour protester contre un sixième mandat d’Idriss Déby.
Quatre ans plus tard, cet ancien économiste de 39 ans, formé en Europe, exige désormais la mise en œuvre d’une transition démocratique et pluraliste que le général Mahamat Déby, le fils du défunt président, refuse d’appliquer. Ecarté de la course à la présidentielle en avril 2021, il est déterminé à apporter une «espérance nouvelle» à la population tchadienne.
Vous avez appelé les Tchadiens à manifester le 20 octobre. Quelles étaient vos revendications ?
Les militaires qui ont pris le pouvoir en avril 2021 se sont engagés à remettre, au bout de dix-huit mois, le pouvoir aux civils et à organiser des élections auxquelles ils ne prendront pas part. Les organisations internationales, et la France en particulier, ont demandé aux Tchadiens de leur faire confiance. Or, dix-huit mois plus tard, les militaires n’ont tenu aucun de ces engagements. Le 20 octobre, les Tchadiens sont donc descendus dans la rue pacifiquement pour demander un nouveau gouvernement du peuple, qui aura pour mandat d’organiser des élections libres et transparentes dans un délai consensuel à renégocier. Les militaires doivent s’occuper des questions sécuritaires mais retourner dans leurs casernes, en particulier Mahamat Déby, fils du défunt président Idriss Déby. Les manifestants estiment qu’ils n’ont pas tenu leur parole, qu’ils ont perdu leur honneur.
Les autorités évoquent un lourd bilan d’une cinquantaine de morts et 300 blessés lors de ces manifestations contre le pouvoir. Que s’est-il passé ce jour-là ?
La tension était déjà palpable la veille. Après avoir demandé au peuple tchadien de manifester de manière pacifique, j’ai envoyé une lettre aux Nations unies, à l’Union européenne, à l’Union africaine et à plusieurs ambassades occidentales (France, Allemagne, Etats-Unis, Qatar…) pour réclamer une protection armée de notre peuple par l’ONU. Le soir même, vers minuit, plus de 100 véhicules armés de la Direction générale de service de sécurité des institutions de l’Etat [corps d’élite des forces armées tchadiennes, ndlr] ont commencé à encercler le siège de notre parti. On a refusé de nous écouter alors qu’un massacre était en train de se préparer. Vers 4 heures du matin, comme on pouvait s’y attendre, des citoyens paisibles ont commencé à être visés par des tirs. Des détachements de l’armée étaient installés dans tous les quartiers de la capitale. Il s’agissait du même mode opératoire que celui utilisé le 27 avril [la répression de manifestations organisées contre la prise de pouvoir de la junte avait coûté la vie à 17 personnes, ndlr] : des hommes armés dans des véhicules blindés sans matricule, habillés en civils, qui tuent des individus pacifiques. Le quartier général de notre parti a été l’épicentre des violences. Selon nos estimations, plus de 200 personnes ont été abattues ou torturées à mort dans plusieurs villes comme N’Djamena, Moundou, Doba ou Fianga. Plus de 2 000 personnes ont été arrêtées. Une vingtaine de corps jetés dans le fleuve ont encore été repêchés mardi.
Depuis, le siège des Transformateurs a été saccagé et le Premier ministre a annoncé la suspension de toute activité des importants partis d’opposition…
Au lendemain des manifestations, un détachement de l’armée a saccagé notre siège, emporté des documents et arrêté et torturé 27 personnes de notre parti. Le mot d’ordre était de faire tourner la situation au drame si j’avais été présent. Le 9 septembre, la police avait déjà tiré des grenades lacrymogènes pour disperser des manifestants qui m’accompagnaient alors que je me rendais à une convocation du procureur de N’Djamena. On suspend le parti, on traque ses leaders… Ça vous donne un peu une idée des intentions de la junte. Tout ça parce que Mahamat Déby, que j’ai rencontré à huit reprises, sait que je peux sortir vainqueur de l’élection. Il estime en revanche que c’est à lui de diriger le Tchad, étant à la tête d’une armée qu’il qualifie de clanique. Tout ce qu’il me propose, c’est d’être son numéro deux, le temps qu’il réforme cette armée à sa guise. J’ai refusé de souscrire à son plan de succession dynastique, dont de nombreux chefs d’Etat africains et non africains ont connaissance. Je ne peux pas cautionner une chose pareille. Les Tchadiens ont déjà été habitués à une démocratie frelatée avec le père [Idriss Déby, mort au combat le 20 avril 2021, tout juste après avoir été réélu, ndlr] et ne veulent pas subir le même sort avec le fils.
Quelles sont vos ambitions politiques ?
J’étais candidat à la présidentielle d’avril 2021 face à Idriss Déby, mais la Constitution avait été modifiée [en 2020, ndlr] pour relever l’âge minimum pour être candidat à 40 ans. J’avais alors 38 ans. Personne, sur la scène internationale, n’a osé aller à l’encontre de cette décision. Mahamat Déby n’avait pourtant que 37 ans lorsqu’il a pris le pouvoir. J’ai démissionné de mes fonctions d’économiste principal à la Banque africaine de développement pour rentrer dans mon pays et m’engager pour servir mon peuple. Je suis là pour lui apporter une espérance nouvelle. Une très grande coalition des leaders de la société civile s’est créée autour de moi. Nous avons une vision, nous avons le peuple… La junte veut nous faire croire qu’il nous manque les armes. On s’est trop longtemps habitués à un Tchad unijambiste. Près de sept personnes sur dix quittent l’école avant l’âge de 15 ans. Seulement 3 % de la population a accès à l’électricité. Nos militaires perdent leur vie dans les conflits au Sahel. Nous voulons proposer au monde un Tchad qui se tient debout sur ses deux jambes.
Croyez-vous encore à une transition vers des élections d’ici deux ans ?
Un officier vient de perdre son honneur en mentant au monde entier, y compris à la France qui l’a toujours soutenu. Il a refusé de tenir sa parole et il faut donc l’arrêter. On ne peut pas lui faire confiance, que ce soit dans deux ans ou dans dix ans. C’est aussi simple que ça. Il vient de perdre son âme en tirant sur des citoyens pacifiquement sortis pour revendiquer le respect de l’engagement qu’il avait pris. La communauté internationale ne doit plus se défiler et nous demander de lui faire confiance.
Comment décrivez-vous la situation des droits humains au Tchad depuis la mort d’Idriss Déby et la prise de pouvoir par son fils ?
On est passé du très mauvais au pire. En dix-huit mois, plus de 1 500 personnes ont été tuées dans plusieurs provinces lors de conflits communautaires ou dans la répression de manifestations. Les forces de sécurité entrent dans les maisons, enlèvent des individus, suspendent les partis, tuent les militants et les jettent dans les fleuves. Il s’agit d’un véritable terrorisme d’Etat.
Vous êtes très critique à l’égard de la position française. Pourquoi ?
Le président Emmanuel Macron, qui s’est déplacé au Tchad pour assister aux funérailles d’Idriss Déby, a assuré le 27 avril 2021 que la France ne soutiendra jamais un plan de succession dynastique. Il a donné sa confiance à la junte au pouvoir, qui avait promis de ne rester que dix-huit mois. Nous sommes désormais à la mi-temps du match et le chef de l’Etat français, qui a mouillé le maillot, doit aller jusqu’au bout de sa logique. Il ne peut pas laisser cet homme sanguinaire, qui n’a pas respecté sa parole, seul face au peuple tchadien. La population attend désormais que la France revienne au Tchad afin de rallier tout le monde à la nécessité d’un gouvernement du peuple pour la justice et l’égalité, qui permettra que le plan de succession dynastique échoue. Si elle ne le fait pas, elle sortira définitivement du cœur tchadien et du cœur des peuples africains. Le moment est venu qu’elle clarifie sa position et que ses discours se traduisent par des actes.