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Entre Paris et Abidjan, la difficile traque des « brouteurs », ces cyberarnaqueurs ivoiriens
Pédocriminalité, pornographie, vidéos et photos volées privées sont utilisées pour faire chanter de potentielles victimes, notamment françaises.
Par Yassin Ciyow(Abidjan, correspondance) et Youenn Gourlay(Abidjan, correspondance)
C’est un message que des millions de Français ont reçu ces derniers mois : « Vous avez commis l’infraction, après avoir été ciblé sur Internet, visualisation de vidéos à caractère pédopornographique, des photos/vidéos dénudées de mineurs ont été enregistrées par notre cyber gendarme et constituent les preuves de votre infraction. » Le texte, attribué à la Brigade de protection des mineurs (BPM), est signé et tamponné par la gendarmerie nationale ou la police nationale française et par Catherine De Bolle, la présidente d’Europol, l’agence européenne de police criminelle.
Ce courriel malveillant et d’autres fausses convocations en justice du même genre, que trahissent parfois des fautes d’orthographe, des maladresses de style et des erreurs dans le nom des services ou des autorités, circulent sur le web depuis fin 2020. Cette escroquerie aurait connu une recrudescence durant l’été 2021, selon les autorités françaises, et même une explosion au mois de septembre de cette même année.
Selon nos informations, plusieurs enquêtes de la section cybercriminalité du parquet de Paris ont été ouvertes concernant les différentes campagnes de spams. Le journal Le Parisien révélait en février que l’une d’entre elles, ouverte en mars 2020, avait permis de recueillir plus de 120 plaintes pour un préjudice de plus de 1,1 million d’euros en France. De fait, les usurpateurs réclament généralement à leurs cibles des amendes de plusieurs dizaines de milliers d’euros sous peine de voir les accusations de pédopornographie révélées « aux médias et aux proches ». Pire, plusieurs victimes se seraient suicidées ou auraient tenté de le faire.
Escroqueries 2.0
Qui se cache derrière ces cyberarnaques ? Début 2021, les enquêteurs français ont commencé à s’intéresser sérieusement à la Côte d’Ivoire. Là-bas opèrent ceux que l’on nomme les « brouteurs », en référence aux moutons qui se nourrissent sans faire d’efforts. Un phénomène qui a d’abord vu le jour au Nigeria au début des années 2000, avec l’arrivée d’Internet, avant de s’étendre progressivement à Abidjan, la capitale économique ivoirienne. Désormais, les brouteurs sont disséminés à travers le pays, notamment à Soubré et Divo (sud), deux villes moyennes situées dans des régions riches en produits agricoles et où circule beaucoup d’argent liquide.
Dans l’affaire des fausses convocations, la piste ivoirienne est confirmée par un officier ivoirien des services de renseignement. « Deux émetteurs de mail spam en Côte d’Ivoire ont usurpé les identités du patron de la gendarmerie française, du préfet de police de Paris et de la directrice d’Europol : il s’agit de chantage à la pédopornographie, à la pédophilie. Ce mail s’est retrouvé propagé des millions de fois », révèle-t-il. Difficile toutefois de dire le nombre d’escrocs que dissimulent ces deux émetteurs. « Une ou deux personnes peuvent causer beaucoup de dégâts », poursuit la source qui privilégie toutefois l’hypothèse de « petits groupes » qui se passent le mot et répliquent les campagnes de ce type. Des cas similaires ont été signalés en Belgique, au Canada et en Suisse. Tous renvoient vers la Côte d’Ivoire.
Plus discrets ces dernières années, les brouteurs ivoiriens ont tiré profit de la pandémie de SARS-CoV-2 pour reprendre du service. Ils se sont attaqués aux individus confinés à travers le monde et, surtout, davantage connectés. La crise sanitaire mondiale a été un « facteur de développement » des arnaques au chantage ainsi qu’à toutes les formes d’escroquerie 2.0, confie l’officier ivoirien. Malgré quelques grosses ficelles, les brouteurs seraient aujourd’hui mieux organisés et plus ingénieux que par le passé. Avec des fraudes très variées, comme les arnaques à la location, aux faux chèques ou aux faux comptes de stars.
Les plus répandues seraient encore celles liées à l’emploi et à l’amour. Cette dernière consiste pour un brouteur à se faire passer pour une femme ou un autre homme grâce à des photos et vidéos volées, puis à soutirer de l’argent à la personne séduite en la faisant chanter ou en jouant sur ses sentiments. Le tout, sans jamais montrer son vrai visage. L’intelligence artificielle permet aujourd’hui de contourner cette dernière difficulté. Empruntant aux techniques de « deep fake » (ou hypertrucage), les escrocs en ligne peuvent désormais aller jusqu’à réaliser des vidéos ou répondre à des appels vidéo de leurs victimes en se faisant passer pour des personnes qu’ils ne sont pas. Des canulars sophistiqués et dangereux qui sont bien développés au Nigeria et dont certains cas ont déjà été signalés en Côte d’Ivoire.
« Forme de mépris »
De l’avis des services spécialisés et des experts en cybercriminalité, les arnaques virtuelles en tout genre provenant de Côte d’Ivoire ont considérablement augmenté. Pourtant l’ampleur du phénomène reste difficilement mesurable, car les chiffres ne reflètent que les plaintes déposées dans les pays où résident les victimes. Des plaintes qui sont ensuite transmises aux autorités judiciaires et sécuritaires ivoiriennes par voie diplomatique, comme l’ont fait récemment le Canada ou la Suisse.
En Côte d’Ivoire, la Direction de l’information et des traces technologiques a lancé une enquête sur les fausses convocations judiciaires. A ce stade, aucune interpellation n’a eu lieu. « C’est en bonne voie », affirme un responsable au sein de ce très discret service de police scientifique. Gênées par la réputation de « pays du broutage » que nourrissent ces affaires, les autorités ivoiriennes affirment tout mettre en œuvre pour identifier les cyberarnaqueurs qui usurpent l’identité de responsables sécuritaires français et européens : « On sait qu’il en va de notre image », reconnaît un officier de sécurité ivoirien.
Côté français, on déplore pourtant un « manque d’efficacité » et de « franche coopération » des services ivoiriens sur les cas de fausses convocations judiciaires ainsi que sur les « scam romance », le jargon policier pour décrire les arnaques aux sentiments. « Quand on discute, on a le droit à plein de promesses, mais aucune demande n’aboutit, même pour une simple identification d’adresse », se plaint un enquêteur français. En attendant, les policiers français procèdent à des interpellations en France. Et pour cause : le modus operandi des brouteurs requiert d’avoir des relais locaux pour récupérer les fonds soutirés aux victimes. Sur place, jusqu’à une vingtaine de personnes peuvent faire partie du « réseau logistique » de complicité. Certains sont chargés de retirer au distributeur les fonds extorqués, d’autres repartent en Côte d’Ivoire en transportant jusqu’à 10 000 euros, soit le montant maximum en espèces autorisé sur un vol. Un « travail de fourmi », confie l’enquêteur français.
Côté ivoirien, on se défend en évoquant de la « frustration » et un certain « déséquilibre » dans la coopération avec les pays occidentaux. « Quand nous leur signalons des victimes en Côte d’Ivoire de délinquants résidant dans leurs pays, il n’y a jamais d’interpellation, et on nous avance des arguments de procédure », peste l’officier de sécurité ivoirien déjà cité. Les signalements en question concernent essentiellement des « appels à la haine » contre le pouvoir en place ou certaines communautés, diffusés par des individus, souvent des Ivoiriens, établis en Europe ou en Amérique du Nord. « Ils nous soupçonnent de traquer des opposants, poursuit la source, nous y voyons une forme de mépris. »
Hackeurs militants
En parallèle des réseaux d’enquête officiels, des militants français et ivoiriens s’efforcent à leur niveau de traquer les brouteurs et de faire de la sensibilisation. « On reçoit une vingtaine de plaintes de victimes chaque semaine », indique Assane Coulibaly, créateur en 2015 de Police secours, un compte Facebook qui fait le lien entre les services de secours et la population. Car 95 % des victimes des brouteurs sont basées en Côte d’Ivoire, selon nos informations. Le premier travail de M. Coulibaly est de les écouter et de les conseiller, avant de les orienter vers la Plateforme de lutte contre la cybercriminalité, un service de la police nationale ivoirienne qui, dit-il, « a beaucoup avancé sur ce phénomène. Il y a eu beaucoup d’arrestations et d’interpellations ces derniers temps ».
De son côté, le youtubeur français Sandoz agit comme un hacker militant. Depuis un peu plus de trois ans, il infiltre les ordinateurs de certains escrocs et supprime les photos ou vidéos compromettantes d’une victime qui se serait par exemple déshabillée devant sa caméra. Il dénonce les arnaques sur sa chaîne Youtube, publie des vidéos de ses contre-attaques et prévient dès qu’il le peut des victimes en train de se faire piéger, surtout des personnes âgées. Certaines, souligne-t-il, ont parfois tenté « de mettre fin à leurs jours ». « Mais tout seul, je ne peux pas mettre la main sur tous les brouteurs », concède-t-il.
Ce chasseur de brouteurs plaide pour une meilleure « collaboration entre les deux pays concernés pour que les choses avancent plus vite ». Sinon, craint-il, les meilleurs escrocs conserveront toujours une longueur d’avance : « La durée de vie d’un brouteur est de quelques heures, il change rapidement d’identité. Quand on porte plainte, ça prend des mois, des années. Si on agit vite, qu’on a la localisation, le nom, le numéro de téléphone, on peut garder l’œil sur lui. »
Yassin Ciyow (Abidjan, correspondance) et Youenn Gourlay (Abidjan, correspondance)