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ADP, Bouygues et Colas sanctionnés par la Banque mondiale pour pratiques frauduleuses
https://www.lemonde.fr/ le 14 janvier 2022 à 03h42 – Le Monde Par Julien Bouissou et Emeline Cazi
Les trois sociétés sont accusées d’avoir contourné les règles dans l’attribution de marchés, notamment en rencontrant des dirigeants politiques.
L’information a été publiée discrètement mardi 4 janvier sur le site Web de la Banque mondiale. Pendant un an, jusqu’au 3 janvier 2023, parce qu’elle a eu recours à des pratiques « anticoncurrentielles » et « frauduleuses » pour avoir notamment rencontré des dirigeants politiques lors d’une procédure d’appel d’offres, ADP International (ex-ADP Management), la filiale du groupe Aéroports de Paris chargée du développement à l’international, ne pourra participer à aucun projet dans le monde financé directement ou indirectement par l’institution basée à Washington, ni se voir attribuer, sur cette période, un marché pour lequel elle aurait concouru auparavant.
La sanction ne s’arrête pas là. Pendant douze mois supplémentaires, la filiale d’ADP devra montrer patte blanche et répondre aux exigences éthiques de la Banque mondiale si elle veut répondre à nouveau à des appels d’offres. Cette mise au ban des concours internationaux – une première pour le groupe français – fait suite à une enquête de trois ans menée par l’institution internationale autour de marchés aéroportuaires attribués à Madagascar en 2015 et à Zagreb, en Croatie, en 2011.
ADP n’est pas seul en cause. Bouygues Bâtiment International, chargé de mener les grands projets de Bouygues Construction à l’étranger, et Colas Madagascar, spécialiste des routes, qui formaient un consortium avec ADP, ont également été rattrapés par les enquêteurs de la Banque mondiale. La filiale du groupe Bouygues reste éligible aux appels d’offres, mais elle a douze mois pour se mettre en conformité avec les standards de la Banque. L’entreprise Colas Madagascar est, elle, en revanche exclue pour deux ans ferme.
« Pas de la corruption »
Les trois entreprises avaient décroché un marché pour rénover et agrandir les deux aéroports les plus importants de Madagascar, celui d’Antananarivo, la capitale, et celui de l’île de Nosy Be, paradis touristique au nord de la grande île, avec, à la clé, une concession de vingt-huit ans. La Banque mondiale leur reproche de s’être « livré[es] à des pratiques anticoncurrentielles en participant à des réunions inappropriées avec des représentants du gouvernement entre le 4 février 2015 et le 4 mai 2015 », alors que la procédure d’appel d’offres était lancée. Tous trois reconnaissent les faits mais plaident, par l’intermédiaire d’Antonin Lévy, leur avocat, un changement des règles en cours de jeu.
De fait, des discussions de gré à gré débutent entre le groupement français et les dirigeants malgaches à l’été 2014. Puis un protocole d’accord est signé. Mais la donne change en cours de route. En février 2015, le consortium apprend que l’Etat s’apprête à publier un appel à manifestation d’intérêt, préalable à un appel d’offres. « Il y a alors une vraie incompréhension au sein du consortium, qui a signé un contrat ferme avec l’Etat », détaille Me Lévy. Des études ont été commandées, pour quelques millions d’euros. Comme ils s’y étaient engagés, les Français reviennent avec leurs propositions. C’est une nouvelle rencontre, et d’autres réunions qui suivront, alors que la compétition est officiellement lancée, qui constituent aux yeux de la Banque mondiale le fait de collusion. « Qu’aurait dû faire le consortium ? Dénoncer le contrat en gré à gré passé avec l’Etat malgache et poursuivre ce dernier pour manquement à son contrat et demander des indemnités ? », poursuit l’avocat.
Les faits sont plus anciens dans l’affaire de Zagreb. Il est cette fois reproché à ADP International d’avoir payé un intermédiaire, entre juin 2011 et mars 2014, dans le cadre de l’obtention d’un contrat de concession de trente ans, sans l’avoir déclaré à la Société financière internationale (SFI), la filiale de la Banque mondiale chargée des investissements dans le secteur privé. « C’est effectivement une pratique frauduleuse, car la SFI n’a pas été mise au courant, mais ça n’est pas de la corruption », défend Antonin Lévy.
Trois ans d’enquête
L’enquête a duré trois ans, pendant lesquels des employés de son unité chargée de traquer la fraude et la corruption se sont rendus à Madagascar. Toute la documentation comptable et financière a été épluchée, les e-mails également. Les comptables, les juristes, des collaborateurs ont été interrogés.
La « vice-présidence chargée des questions d’intégrité » fonctionne de manière indépendante, et selon les règles que la Banque mondiale a elle-même fixées. Elle y consacre près de 22 millions de dollars (19 millions d’euros) par an, avec près d’une centaine d’avocats et de juristes spécialisés. Depuis sa création, en 2007, 746 sanctions ont été prononcées contre des entreprises et des particuliers. Pour sortir de la liste noire, les entreprises doivent améliorer leurs pratiques et procédures de contrôle. Depuis 2010, ces sanctions valent également pour les projets financés par d’autres bailleurs de fonds, à l’instar de la Banque asiatique de développement ou de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement.
La fraude et la corruption sont prises très au sérieux par ces institutions, qui considèrent qu’elles compromettent le développement des pays. Elles peuvent rendre les infrastructures moins sûres et mettre en danger les habitants lorsque, par exemple, des médicaments sont remplacés par des contrefaçons ou que le ciment est mélangé à du sable de mauvaise qualité dans la construction de ponts ou de bâtiments.
Paiements illégaux et factures gonflées
L’Agence française de développement (AFD), qui a financé le projet d’extension des aéroports à Madagascar par l’intermédiaire de sa filiale Proparco, a attendu la fin de l’enquête pour commencer la sienne. « Nous travaillons à la clarification des éléments rapportés par cette dernière », explique l’AFD, qui ne prévoit aucun mécanisme de sanction dans sa politique anticorruption. Les conclusions de l’enquête sont toutefois « susceptibles d’avoir des conséquences sur leur accès aux financements du groupe AFD », reconnaît l’agence, sans toutefois préciser à quelle échéance.
Déjà en 2020, la Banque mondiale avait épinglé une autre entreprise française, le groupe d’ingénierie Egis, pour avoir effectué en Inde « des paiements illégaux » et avoir « gonflé des factures » dans deux marchés de construction de routes qu’elle avait remportés. « Un incident est toujours possible dans un groupe qui intervient dans le monde entier », explique la direction de la communication d’Egis, qui précise « avoir développé depuis plus de dix ans un vaste programme d’intégrité ».
Depuis le 4 janvier, les trois sociétés tentent de relativiser la portée de la décision de la Banque mondiale. Avec la pandémie, l’heure n’est pas aux projets de développement des aéroports, fait valoir ADP. L’organisation du groupe Bouygues est telle que ni la maison mère ni les autres entités du groupe ne sont concernées. Quant à Colas, seule sa filiale malgache a été frappée de sanction.
Julien Bouissou et Emeline Cazi