Les armées étrangères en Afrique: vers une compétition stratégique
Par Tirthankar Chanda RFI le 04-12-2019 Modifié le 04-12-2019 à 20:57
Depuis près de deux décennies, le continent africain assiste à une concentration de forces militaires étrangères sur son sol. La lutte contre le terrorisme et la défense des intérêts commerciaux et économiques sont aujourd’hui les principaux moteurs des interventions étrangères en Afrique. Les puissances occidentales ne sont plus les seules à tenter d’affirmer leur influence sur le théâtre africain.
Alors que la bataille anti-jihadiste que les forces françaises de « Barkhane » mènent en Afrique s’enlise, le président français Emmanuel Macron a proposé de réexaminer la stratégie militaire de son armée au Sahel. L’une des options étudiées consisterait à mettre en place une coalition franco-européenne pour combattre ensemble avec les autres Européens le terrorisme en Afrique. Si cette option devait se concrétiser, cela augmenterait les effectifs des armées étrangères déjà présentes sur le sol africain.
Une présence qui n’est pas sans susciter des débats au sein des populations locales, comme en témoigne la montée du ressentiment anti-français dans les pays sahéliens abritant des bases militaires françaises.L’Union africaine (UA) ne voit pas d’un très bon œil non plus l’accroissement de la présence militaire étrangère dans ses pays membres. La Commission de la paix et sécurité de l’UA appelle depuis plusieurs années les gouvernements africains à faire preuve de « circonspection » lorsqu’ils signent des accords autorisant les États étrangers à installer des bases militaires dans leurs pays.
Dans la suite du passé colonial du continent africain, les armées occidentales ont continué à jouer un rôle primordial après l’accession à l’indépendance de leurs anciennes colonies dans les années 1950-60. Ceci a été particulièrement vrai pour la France. Perçue comme le « gendarme de l’Afrique », elle a été pendant longtemps la seule puissance à maintenir des troupes sur le continent, à la faveur des accords de coopération militaire ou de défense signés avec ses anciennes colonies. Pendant la période de la guerre froide, la présence de l’armée française a permis de maintenir les pays africains francophones dans la sphère d’influence occidentale. À partir des années 1990, le souci de la défense des intérêts nationaux doublé des impératifs de la guerre contre la piraterie maritime d’une part et le terrorisme d’autre part ont conduit les pays occidentaux à renforcer leur présence sur le continent. Les puissances émergentes n’ont pas tardé à les rejoindre dans un jeu d’influences inédit, reflétant le rapport de forces géostratégique dans le monde.
L’Afrique est-elle en passe de devenir un nouvel enjeu militaire ? Quels sont les pays de provenance des militaires étrangers présents en Afrique ? Combien sont-ils ? Quelles sont leurs missions ? Éléments de réponses, en commençant par la France et les États-Unis qui possèdent des dispositifs militaires les plus élaborés et structurés sur le continent africain.
Le dispositif militaire français en Afrique
« L’Afrique subsaharienne est un espace stratégique important pour la France, en raison de notre proximité politique, géographique et culturelle, de nos intérêts stratégiques sur le continent et des crises ouvertes qui en menacent la stabilité », explique le ministère français des Armées sur son site consacré aux interventions militaires de la France dans l’Afrique subsaharienne.C’est précisément pour mettre fin à la menace que les jihadistes qui occupaient le nord du Mali faisaient peser sur l’intégrité du pays, que la France lança le 11 janvier 2013 l’opération « Serval », avec 1 700 soldats, des avions de combat et des hélicoptères.
« Serval » a été remplacée depuis le 1er août 2014 par la force « Barkhane » composée de 4 500 soldats et dont le périmètre d’action a été étendu au-delà du Mali pour couvrir l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, comprenant cinq pays de la région, à savoir, le Burkina Faso, le Mali, le Niger, la Mauritanie et le Tchad. Si la capitale tchadienne N’Djaména accueille le quartier général de la force Barkhane, celle-ci dispose de bases provisoires disséminées sur les autres pays de son dispositif, dont notamment la base de Niamey qui fait office de « hub aérien » abritant des avions de chasse et des drones. « Barkhane » a pour mission de mener des opérations contre le terrorisme et le crime organisé dans la bande sahélo-saharienne, en attendant la montée en puissance et l’opérationnalisation de la force conjointe G5 Sahel créée par les cinq pays sahéliens.
Outre les contingents déployés dans le cadre des opérations extérieures temporaires (Opex) comme l’opération « Barkhane », le dispositif militaire français en Afrique est officiellement constitué de deux bases opérationnelles avancées, soit les Forces françaises stationnées à Djibouti (1 450 hommes) et en Côte d’Ivoire (900 hommes), et de deux anciennes bases rétrogradées en « pôles opérationnels de coopération » à vocation régionale, soit les éléments français au Sénégal (350 hommes) et au Gabon (350 hommes).
Positionnée sur la façade est de l’Afrique et disposant d’une logistique importante dont un détachement aérien, la base de Djibouti constitue la plus importante base militaire française sur le continent. Base hautement stratégique, celle-ci est en mesure d’accueillir, mais également projeter rapidement des forces vers l’océan indien ou le Moyen-Orient, en cas de crise dans la sous-région.
Les Forces françaises de Côte d’Ivoire ont, pour leur part, un statut de force de présence sur la façade ouest-africaine considérée comme une zone d’intérêt stratégique pour la France. Elles sont en mesure d’intervenir sur un très court préavis sur toute l’Afrique de l’Ouest. Les éléments français au Gabon et au Sénégal constituent des réservoirs de troupes prépositionnées, incluant des forces terrestres, navales et aériennes, capables d’assurer la défense des intérêts français et soutenir les déploiements opérationnels en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale.
En complément du dispositif militaire français déployé en Afrique occidentale, la marine nationale française prépositionne depuis 1990 une mission maritime permanente dénommée « Mission Corymbe » dans la zone du golfe de Guinée. Les missions principales de « Corymbe » consistent à préserver les intérêts économiques français dans cette zone et lutter contre la piraterie maritime et le brigandage. Les bâtiments en mission dans le cadre de « Corymbe » dont les effectifs peuvent s’élever jusqu’à 250 militaires, se déploient du large des côtes du Sénégal au nord des côtes de l’Angola, en passant notamment par les eaux de la Côte d’Ivoire, du Bénin, du Ghana, du Togo, du Nigeria, du Cameroun, du Gabon ou encore des îles de Sao Tomé-et-Principe.
Présence militaire américaine en expansion
La présence militaire américaine en Afrique a commencé à gagner en ampleur après les attaques terroristes de septembre 2001. Officiellement, c’est pour soutenir le combat contre l’extrémisme militant (Shebab en Somalie, Boko Haram autour du lac Tchad ainsi qu’al-Qaïda au Sahel) et la piraterie maritime (dans le golfe de Guinée et la Corne de l’Afrique) que les États-Unis interviennent militairement sur le théâtre africain. La création de l’Africom (le commandement américain pour l’Afrique) en février 2007, sous la présidence de Georges W. Bush, répond à la nécessité de coordonner les opérations militaires américaines en Afrique de plus en plus nombreuses. Le quartier général de l’Africom se trouve à Stuttgart, en Allemagne.
Afin de mener à bien ses missions antiterroristes, le commandement américain pour l’Afrique dispose de 7 200 personnes, militaires et civils confondus, deux bases permanentes, 12 autres sites non permanents (« cooperative security locations ») et 20 sites qui n’ont pas de présence américaine continue (« contingency locations »). Les deux bases permanentes de l’Africom dans la région sont situées, l’une à Djibouti et l’autre dans l’île britannique de l’Ascension.
La plus importante garnison militaire américaine sur le continent est le Camp Lemonnier, situé à proximité de l’aéroport international de Djibouti. Ancienne base de Légion étrangère française, ce site de 200 hectares, que les Américains ont acquis en 2001 en location longue auprès du gouvernement djiboutien, abrite 4 000 soldats et personnels civils. Aménagé en véritable « hub » des activités militaires américaines dans la Corne de l’Afrique, le Camp Lemonnier est doté d’infrastructures adaptées pour accueillir les gros porteurs à réaction de l’armée de l’air américaine. C’est de cette base que décollent aussi les drones qui visent l'al-Qaïda dans la péninsule arabique au Yémen et les insurgés islamistes shebab en Somalie.
Réparties entre sites secondaires et sites non permanents plus modestes, la trentaine d’autres bases américaines sur le continent sont disséminées à travers l’ensemble du continent. Elles sont organisées autour de trois théâtres d’opérations anti-jihadistes, à savoir la Corne de l’Afrique, la Libye et le Sahel. Au Sahel, la coopération entre l’Africom et le Niger s’est révélée être particulièrement dense, avec ce dernier comptant pas moins de cinq bases américaines, dont deux centres de coopération à la sécurité. La densité de la présence militaire américaine dans ce pays de l’Afrique de l’Ouest, qualifié de « carrefour d’instabilité régionale », entre la Libye, le lac Tchad et le Sahel, comme aime le préciser l’ancien commandant de l’Africom, le général Waldhauser, a été dévoilée en octobre 2017 suite à la mort de quatre soldats américains dans une embuscade à la frontière malienne.
Cet incident a aussi mis au jour la construction en cours à Agadez par les États-Unis de leur base de drones la plus sophistiquée du continent pour un coût de quelque 100 millions de dollars. Ce site devrait à terme supplanter la base djiboutienne en termes d’importance et de capacités logistiques. Selon le magazine en ligne américain « The Intercept », qui a révélé au grand public la montée en puissance de la présence militaire américaine en Afrique en se basant sur des documents déclassifiés de l’Africom, l’Afrique constitue le deuxième théâtre des opérations stratégiques américaines après le Moyen-Orient.
Les nouveaux partenaires militaires de l’Afrique
Avec la montée en influence en Afrique ces dernières années des puissances émergentes telles que la Chine, l’Inde, la Turquie ou la Russie post-soviétique pour n’en citer que ceux-là, la donne est en train de changer sur le continent en matière de coopération sécuritaro-militaire. Grâce à leurs offres de livraison d’armes ou de propositions de formation et d’exercices conjoints avec leurs partenaires africains à des conditions particulièrement compétitives, ces nouvelles puissances sont devenues des concurrents gênants pour les États occidentaux, qui ont une longue tradition de présence en Afrique.
Le tournant date de 2017 lorsque la Chine a inauguré sa première base militaire outre-mer à Djibouti, à proximité du Camp Lemonnier qui accueille le corps expéditionnaire américain. Officiellement, la base chinoise ne devrait abriter que 400 hommes pour assurer la logistique pour les forces navales chinoises opérant dans le golfe d’Aden. Or, selon les analystes, ce sont plus de 10 000 hommes qui pourraient s’y installer à terme, vraisemblablement à partir de 2026, avec la transformation programmée de cette enclave en avant-poste militaire de la Chine en Afrique.
L’installation de sa base djiboutienne est une nouvelle étape dans l’implication militaire chinoise en Afrique, Pékin s’étant concentré jusque là sur des opérations de maintien de la paix dans le cadre onusien et d’évacuation de ses ressortissants en cas de crise. Cette évolution va de pair avec la montée en puissance de la Chine en tant que partenaire commercial et économique de l’Afrique. Devenue la première partenaire commerciale du continent depuis 2009, la Chine est également en pointe des investissements dans de nombreux domaines tels que les infrastructures, l’énergie et les mines. Sur les 54 Etats africains, 39 font aujourd’hui partie du projet de partenariat pour la nouvelle route de la soie lancé par la Chine, proposant de relier l’Eurasie, le Moyen-Orient et l’Afrique grâce à un vaste réseau d’infrastructures routières, portuaires et de télécommunications.
Ces perspectives ambitieuses proposées par la Chine à ses partenaires africains sont perçues par les Américains comme « une menace réelle à (leurs) intérêts de sécurité nationale ». D'après les analystes, des rivalités grandissantes entre Washington et Pékin sur le théâtre africain ont le potentiel de déstabiliser tout le continent, en particulier la zone stratégique de la mer Rouge par où passe l’une des routes maritimes les plus fréquentées du monde.
La Russie est également dans le viseur des Américains. L’administration Trump reproche à Moscou « ses pratiques prédatrices » qui « interfèrent avec les opérations militaires des États-Unis ». La Russie soviétique entretenait des relations stratégiques importantes avec les États africains pendant la période de la guerre froide. Ces relations s’étaient réduites après 1989, mais depuis une dizaine d’années, on assiste à un renouveau d’intérêt pour l’Afrique de la part de la Russie. Moscou a en effet relancé d’une manière spectaculaire sa coopération militaire avec des pays tels que l’Algérie, l’Égypte, l’Angola, l’Ouganda, le Zimbabwe, l’Afrique du Sud, l’Éthiopie ou encore le Mozambique, en s’imposant comme l’un des principaux fournisseurs d’armes à ces pays.
Les liens militaires et de sécurité de la Russie avec l’Afrique vont toutefois au-delà des exportations d’armes. Ils impliquent également l’envoi des instructeurs russes. C’est le cas notamment de Centrafrique où 200 instructeurs issus des forces spéciales russes participent depuis 2018 à la formation des forces armées centrafricaines, amenés à faire face à des groupes rebelles autrement mieux aguerris. Il s’agirait en réalité, selon les Américains, de mercenaires russes qui auraient des liens avec le Kremlin et qui seraient mis à contribution à Bangui, comme à Khartoum ou en Libye pour assurer la sécurité des gouvernements et la sauvegarde d’actifs économiques essentiels (mines de diamant, réserves d’or et de pétrole…).
Parmi les autres pays non occidentaux engagés militairement en Afrique, il faut citer la Turquie qui a installé en septembre 2017, à Mogadiscio, en Somalie, une base qui sert de centre d’entraînement pour les troupes somaliennes. Ankara a dépêché sur place 200 officiers et instructeurs turcs pour former 10 000 soldats somaliens, en guerre contre les milices shebab. La région de la Corne de l’Afrique compte aussi un centre logistique (en Érythrée) construit par les Émirats arabes unis, engagés dans la guerre au Yémen menée par l’Arabie saoudite. Quant à la base japonaise à Djibouti, en place depuis 2011, elle abrite un contingent de 180 soldats, qui participent à des missions anti-piraterie maritime dans le golfe d’Aden et les eaux au large de la côte somalienne.
Enfin, l’Inde qui a vu depuis le tournant du siècle son profil commercial et économique s’améliorer en Afrique s’est, elle aussi, engagée militairement sur le continent. Depuis 2007, elle dispose d’un poste d’écoute dans le nord de Madagascar pour surveiller les mouvements des navires et protéger ses voies maritimes de commerce. Preuve de son ambition grandissante dans le domaine sécuritaire, la marine indienne a proposé d’effectuer en mars prochain des exercices conjoints avec ses partenaires africains, notamment avec la Tanzanie, le Kenya et l’Afrique du Sud.
Sur le théâtre sécuritaire africain, la compétition stratégique entre les anciens et les nouveaux ne fait que commencer.