REPORTAGE
Centrafrique : sur la route avec les miliciens
Par Célian Macé, Libération envoyé spécial en Centrafrique. Photos Alexis Huguet (Hans Lucas) — 9 octobre 2017 à 20:36
Dans un pays morcelé depuis 2013, l’UPC, groupe armé issu de l’éclatement de la Séléka, inspire la terreur. De Bambari à Alindao, traversée en 4×4 jusqu’à la ville refuge de leur chef Ali Darassa. Une journée de voyage ponctuée par les villages brûlés.
«J’espère que vous aimez la viande.» Hassan Bouba est prêt à partir pour Alindao, le fief de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), un puissant groupe armé installé dans le Sud-Est de la Centrafrique. Ce matin-là, le jeune coordinateur politique du mouvement reçoit dans sa maison de Bambari, à 375 kilomètres de la capitale, derrière la mosquée. Des adolescents mutiques ont installé des chaises dans la courette et ont servi le thé. L’orage qui vient promet d’apporter un peu de fraîcheur pour le voyage.
L’UPC est un résidu de la Séléka, la coalition de groupes armés à dominante musulmane qui renversa le président Bozizé en 2013 avant d’être chassée du pouvoir un an plus tard. Bien qu’évincés de Bangui, les ex-Séléka, désormais divisés en plusieurs mouvements rivaux, contrôlent toujours 80 % du territoire centrafricain. La veille du départ, Hassan Bouba était dans la capitale pour discuter avec les autorités des conditions du programme de «DDR» (désarmement, démobilisation, réintégration). Mais il n’est pas question de désarmer l’UPC en ce moment. Dans la région d’Alindao, l’organisation est engagée dans une guerre sans merci contre les anti-balaka, miliciens locaux, surtout chrétiens et animistes, qui ont juré la perte des anciens Séléka. Hassan Bouba, qui est revenu de la capitale dans un hélicoptère de la Mission des Nations unies en Centrafrique (Minusca), le sait pertinemment, malgré son discours convenu sur la «réconciliation».
KM 1 : bergers et 4 × 4
120 kilomètres séparent Bambari, l’une des seules villes du pays déclarée «sans groupes armés», désormais sous contrôle des Casques bleus, et Alindao, le repaire du leader de l’UPC, Ali Darassa, l’un des hommes les plus craints et les plus haïs de Centrafrique. Ici, on ne parle pas de routes, mais d’«axes». Le territoire, plus vaste que la France, compte moins de 300 kilomètres de «goudron». L’axe Bambari-Alindao, ou RN2, l’un des plus importants du pays puisqu’il le traverse d’est en ouest, reliant Bangui à la frontière sud-soudanaise, n’a jamais connu d’asphalte. Il a la largeur d’un chemin forestier et est si peu fréquenté qu’il est possible de relier les deux villes sans croiser un seul engin roulant.
Au-delà du check-point des Casques bleus gabonais, à la sortie sud de Bambari, l’UPC règne en maître. Moins d’un kilomètre après le barrage onusien, un long combattant au visage fin, en uniforme impeccable, enturbanné, kalachnikov en bandoulière, grimpe à l’arrière du 4 × 4. C’est le garde du corps personnel de Hassan Bouba. Un Peul, comme la grande majorité des combattants de l’UPC et bien entendu comme leur leader, Ali Darassa. Ce peuple d’éleveurs, souvent nomades, sillonne le pays au gré des cycles de transhumance. Sur la route, des bergers reviennent du marché au bétail, un arc à la main. Quelques femmes peules, des perles dans les cheveux, une calebasse de lait sur la tête, font du troc dans les villages. Ici, l’Etat centrafricain est un lointain souvenir.
A Digui (point kilométrique 42), les hommes de l’UPC tiennent les barrières d’entrée et de sortie de la ville. Une dizaine de guerriers de l’organisation sont là pour recevoir Hassan Bouba. Tous portent le treillis. Ils font le salut militaire en claquant la main à la hanche. Le plus jeune flotte dans sa casquette kaki, il prépare un siège en bois afin que le conseiller politique se repose un instant à l’ombre, en silence. L’UPC a la réputation d’être le groupe armé le mieux organisé et le plus hiérarchisé du pays. Hassan Bouba affirme qu’il dispose de 2 000 «soldats», un chiffre vraisemblablement surévalué, notamment après les affrontements très meurtriers qui ont opposé l’UPC à ses anciens alliés de la Séléka, l’an dernier. Depuis, le mouvement est clairement affaibli. Il a perdu des hommes après avoir été chassé des mines d’or et des axes sur lesquels il taxait les passages. Reste l’activité historique de «protection» des troupeaux, qui rapporte 20 000 francs CFA (30 euros) par tête de bétail, selon Hassan Bouba. Après la prière, le déjeuner est servi à Bokolobo (point kilométrique 57), à mi-chemin d’Alindao.
Km 100 : mares de boue
Sous un colatier, quelques officiers de l’UPC mastiquent des dés de bœuf tendres. Le chef donne le signal du départ. Plusieurs combattants, cette fois, sont montés à l’arrière du pick-up. La progression est de plus en plus chaotique. La pluie a creusé des ornières géantes qui manquent de faire valser le 4 × 4. Personne ne se souvient plus quand la route a été «refaite» pour la dernière fois. Peut-être sous Kolingba (1981-1993), croit se rappeler un policier qui est monté à bord. Il avoue sans complexe collaborer avec l’UPC. Comment faire autrement ? Il n’est pas armé, sa famille est au village, il n’a pas été payé depuis cinq ans. S’il voyageait à Bangui pour récupérer sa solde (en Centrafrique, les fonctionnaires doivent se rendre à la capitale pour toucher leur salaire), il serait «jeté en prison» car il a «rejoint la rébellion».
Un plat de tripes attend les voyageurs de l’UPC au poste suivant. Une petite dizaine de combattants sont venus présenter leurs respects à Hassan Bouba. Au sol, trois fusils artisanaux, des gris-gris, des bracelets de biceps. Des trophées pris à l’ennemi le matin même. «Nous avons trouvé les anti-balaka qui se rassemblaient à 35 kilomètres, dans la brousse. Nous en avons tué sept», rapporte un soldat, plus âgé que la moyenne. Les corps ? «On ne les enterre pas, on prévient les gens du village.» Un «infirmier» prépare une seringue et casse une ampoule pour injecter un «remontant» au rebelle. «Il est épuisé après toute cette marche», justifie-t-il.
Il est 17 h 30, la nuit commence à tomber. Hassan Bouba présente des signes de nervosité. Les anti-balaka, chasseurs redoutés, excellent dans la préparation d’embuscades, explique un combattant. Au bord de la piste, la végétation est dense et il est aisé de s’y cacher ou de disparaître en quelques secondes dans la nature. Au loin, une moto s’arrête sur le bas-côté : la jeune fille assise à l’arrière descend précipitamment et commence à s’enfoncer dans la forêt. Une demi-seconde suffit pour distinguer son regard affolé. Une fois le pick-up passé, elle remonte en selle. L’UPC «utilise le viol comme arme de guerre», affirme l’ONG Human Rights Watch qui a publié la semaine dernière un rapport sur les violences sexuelles des groupes armés en Centrafrique. Les chefs ont toujours nié, malgré des témoignages de victimes accablants.
L’arrivée au point kilométrique 100 a lieu dans la pénombre. Plus que 20 kilomètres avant Alindao. Les plus dangereux pour les hommes d’Ali Darassa, qui redoutent une attaque anti-balaka aux abords de leur place forte. Le leader de l’UPC a envoyé son escorte personnelle récupérer son conseiller. En attendant l’arrivée des renforts, les guerriers sont allongés sur des nattes et découpent avec leurs poignards de larges portions de bœuf braisé. Les kalachnikovs sont éclairées par la lumière blanche des téléphones portables. De loin, les cigarettes incandescentes ressemblent à des lucioles.
Soudain, le véhicule attendu surgit dans un rugissement de moteur, une grappe de combattants en descend. A l’arrière, 16 rebelles de l’UPC sont massés autour de la mitrailleuse 12.7 mm. Au total, 22 passagers reprennent la route pour Alindao. La forêt est désormais plus dense, les mares de boue peuvent faire plus d’un mètre de profondeur, et les crevasses envoient valdinguer le pick-up contre les rebords de la piste. Comment aucun combattant n’est éjecté du 4 × 4 est un mystère. A plusieurs reprises, le puissant Land Cruiser de l’UPC s’embourbe ou bascule, il faut alors sortir Hassan Bouba et les passagers de la cabine par la fenêtre. A chaque obstacle, les hommes en treillis s’acharnent à faire repartir le véhicule le plus vite possible. Même pour les combattants aguerris de l’UPC, rester coincé dans la jungle en pleine zone ennemie est une perspective peu engageante.
Km 120 : poulet grillé
Un Casque bleu mauritanien aux traits creusés apparaît brusquement dans la lumière des phares. Il appartient à un détachement chargé d’escorter un convoi de ravitaillement de la Minusca. Leurs camions sont immobilisés dans la boue, les militaires de l’ONU vont devoir dormir sur place. Ils sont parfois eux-mêmes attaqués, car accusés de «parti pris», ou simplement visés par des pillards. Doubler les poids lourds et les blindés des Nations unies demande de se frayer une voie au milieu des arbres pour contourner la colonne.
La route s’améliore sur les ultimes kilomètres, le pick-up file à toute allure sur la piste, faisant sauter les hommes assis sur le toit. Sur les côtés, la lune éclaire des villages détruits. Les charpentes des maisons sont systématiquement parties en fumée, les murs rouges en brique de terre séchée souvent démolis. Ni hommes ni bêtes ne sont restés. Dans ce secteur, la plupart des localités sont des villages chrétiens qui ont été dévastés en représailles à des attaques anti-balaka. Il y a trois semaines, ces groupes dits «d’autodéfense» ont ainsi entrepris de filtrer les passages sur cette route et ont «découpé» un berger peul, sa femme, et le conducteur de leur moto, raconte-t-on en ville, photos à l’appui. D’autres victimes auraient été jetées dans les puits. Qui s’est chargé de la vengeance généralisée ? La population musulmane d’Alindao, comme le prétend l’UPC, ou bien les hommes d’Ali Darassa ? Le cycle de violences, qui a débuté en mai, est alimenté par les rumeurs de part et d’autre, les informations n’étant presque jamais vérifiées de source indépendante et le réseau téléphonique coupé depuis plusieurs mois dans toute la région.
Il est 21 h 30 quand le pick-up franchit la barrière d’Alindao. Il aura fallu deux heures et demi pour parcourir les 20 derniers kilomètres. Des cris de joie éclatent à l’arrière. La ville elle-même est en partie abandonnée, beaucoup d’habitants des quartiers chrétiens ayant cherché refuge dans l’enceinte de l’église. Depuis son installation à Alindao, l’UPC a assassiné, pillé, violé et torturé pour asseoir sa domination, selon les organisations de défense des droits de l’homme. Comme dans toutes les bourgades de Centrafrique, il n’y a pas - ou plus - d’électricité. Le quartier général de l’UPC, en lisière d’Alindao, est surveillé par des sentinelles à peine visibles. Des mortiers sont disposés dans la cour. Le véhicule freine un grand coup. Il est trop tard pour déranger le grand chef mais on sert aux arrivants un grand bol de poulet grillé. Hassan Bouba, effondré de fatigue, ironise dans un bâillement : «Merci d’avoir choisi Ali Darassa Airlines.»
Célian Macé envoyé spécial en Centrafrique. Photos Alexis Huguet (Hans Lucas)