Par Achille Mbembe LE MONDE Le 09.10.2017 à 18h09 • Mis à jour le 09.10.2017 à 18h10
Achille Mbembe fait la radiographie d’un régime parmi les plus délétères du continent, alors que s’esquisse une possible dislocation du pays avec la sécession anglophone.
Au Cameroun, pour qui veut les égrener, les symptômes de la décadence sautent aux yeux et ne cessent de s’accumuler. Arrivé au pouvoir de manière inattendue en 1982 après la démission d’Ahmadou Ahidjo, premier chef d’Etat camerounais, Paul Biya ne fit guère longtemps illusion.
Brutalement ramené à la réalité en 1984 au lendemain d’une tentative sanglante de coup d’Etat qui coûta la vie à des centaines de mutins originaires pour la plupart du nord du pays, il rangea très vite au placard les velléités de réforme dont il s’était fait, un temps, le porte-parole. Puis, s’appuyant en partie sur les dispositifs et techniques de répression hérités de son prédécesseur, il entreprit de mettre en place l’un des systèmes de gouvernement parmi les plus opaques, les plus centralisés et les plus prosaïques de l’Afrique postcoloniale.
« Paul Biya entreprit de mettre en place l’un des systèmes de gouvernement parmi les plus opaques de l’Afrique postcoloniale »
A la place d’un Etat de droit, il privilégia un mode de gouvernement personnel dont on constate, trente-cinq ans plus tard, l’étendue des dégâts, alors même que s’esquisse la possibilité d’une dislocation pure et simple du pays.
Pendant longtemps, le drame se joua à huis clos. Tel n’est plus le cas, même s’il faudra sans doute un peu plus que le soulèvement des régions anglophones pour signer une fois pour toutes la fin d’un régime désormais noyé dans ses propres contradictions et acculé à l’impasse.
Gouvernement par l’abandon et l’inertie
Mais la crise s’internationalisant et la pression interne et externe s’accentuant sans cesse, ce qui pendant longtemps fut prestement mis sous le boisseau est désormais étalé sur la place publique.
Presque chaque semaine sont mises en circulation des centaines d’images de citoyens camerounais des régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest brutalisés ou tués par les forces de l’ordre dans des conditions atroces. Une colère jusque-là amorphe est, petit à petit, prise en charge par toutes sortes d’acteurs désormais décidés à la politiser.
Comment en est-on arrivé là ? Et, surtout, comment en sortir ?
Est-il vrai que le principal architecte de ce retentissant échec est M. Paul Biya lui-même ? Et si tel était effectivement le cas, la sortie de la crise n’impliquerait-elle pas, ipso facto, le départ de celui que la rue nomme le « grand absent » ? Telles sont les questions que posent désormais, à haute voix, bon nombre de Camerounais.
Encore faut-il aller au-delà de l’individu et prendre l’exacte mesure du système qu’il a mis en place, et qui risque fort de lui survivre.
Car, pour juguler la contestation et consolider son emprise sur ce pays menacé constamment par le risque de paupérisation et de déclassement des classes moyennes, par la fragmentation tribale et le poids des structures patriarcales et gérontocratiques, il n’eut pas seulement recours à la coercition. Il inventa une méthode inédite de gestion des affaires de l’Etat qui combinait le gouvernement par l’abandon et l’inertie, l’indifférence et l’immobilisme, la négligence et la brutalité, et l’administration sélective de la justice et des pénalités.
« Il inventa une méthode inédite de gestion des affaires de l’Etat qui combinait le gouvernement par l’abandon et l’inertie, l’indifférence et l’immobilisme, la négligence et la brutalité »
Pour son fonctionnement quotidien et sa reproduction sur le long terme, un tel mode de domination requérait, entre autres, la miniaturisation et la systématisation de formes à la fois verticales et horizontales de la prédation.
Par le haut, de nombreux hauts fonctionnaires et directeurs ou membres des conseils d’administration des sociétés parapubliques puisent directement dans le Trésor public. Par le bas, mal rémunérées, bureaucratie et soldatesque vivent sur l’habitant.
Les niches de corruption prolifèrent et les activités illégales sont omniprésentes dans toutes les filières bureaucratiques et secteurs économiques.
En réalité, tout est prétexte à détournements et surévaluations, qu’il s’agisse de la gestion des projets, des activités de passation et d’exécution des marchés publics, des indemnisations de tout genre ou des transactions au titre de la vie quotidienne.
Les crédits alloués aux ministères, délégués aux régions ou transférés aux collectivités territoriales ne sont guère épargnés. En trente-cinq ans de règne, le nombre de marchés passés de gré à gré et celui des chantiers abandonnés se compte par centaines de milliers. En 2011, un document de la Commission nationale anti-corruption estimait qu’entre 1998 et 2004, au moins 2,8 milliards d’euros de recettes publiques avaient été détournés. (A suivre...)