POINT DE VUE
L’impossible révolte par les urnes
La démocratisation du droit de ponctionner est telle que la corruption sévit à tous les niveaux de la société. Une partie du tissu social et culturel s’articulant non pas autour d’institutions impersonnelles, mais de rapports sociaux privatisés, marchandage et micro-arnaque sont devenus la norme. La corruption est devenue un véritable système de redistribution sociale en même temps que le facteur structurant des inégalités entre régions et tribus.
L’instrumentalisation des institutions étatiques et de toute parcelle de pouvoir et d’autorité a des fins personnelles, familiales et tribales étant devenue la règle, la lutte politique est réduite à une lutte pour l’accès aux gisements de corruption. Les rapports de faveur priment sur la loi. Tout, systématiquement, peut être vendu ou acheté. D’où l’étiolement de toute notion de service public.
« La démocratisation du droit de ponctionner est telle que la corruption sévit à tous les niveaux de la société. Les rapports de faveur priment sur la loi. »
Vexé ou lésé, l’on ne peut que rarement faire appel à la loi. L’Etat de droit n’étant qu’une fiction aux fins de propagande externe, seule compte la volonté du prince, qui fait force de loi, et celle des puissants dont les citoyens ne sont que des créatures.
On mesure aujourd’hui à quel point ce régime de ponction généralisée et d’abandon a fini par faire de l’Etat une menace contre laquelle individus et communautés locales cherchent à se protéger, faute de pouvoir à leur tour l’utiliser comme un moyen de survie, d’ascension sociale ou d’enrichissement. Intégrés au fonctionnement quotidien de la société et des institutions, la corruption et les instincts tribaux empêchent toute auto-organisation populaire durable et annulent toute possibilité d’une révolte par les urnes.
M. Paul Biya n’est pas seul responsable de la situation dans laquelle se trouve le pays.
A coups de nominations et de prébendes, il a, au cours des trente-cinq dernières années, engrangé le soutien d’une protobourgeoisie essentiellement parasitaire, faite d’éléments issus de la bureaucratie, de l’armée, des sociétés parapubliques, des élites politiques traditionnelles, de multiples réseaux parallèles souvent occultes et de quelques « princes de l’Eglise ».
Grâce au travail de sape de ces réseaux prédateurs, l’on a aujourd’hui affaire à une société épuisée, dont les ressorts rationnels ont été cassés, tandis que la propension aux croyances magiques et à la pratique de l’occultisme a été décuplée. Une grande partie de l’énergie sociale est investie par les églises charismatiques, les cultes à mystère et les pratiques d’éblouissement, lorsqu’elle n’est pas dépensée dans d’interminables veillées de prière, la chasse aux démons et les innombrables procès en sorcellerie.
Le mythe de la « colonisation heureuse »
Fondé sur une conception mythologique des bienfaits supposés de la colonisation britannique, le nationalisme anglophone, fait de repli et essentiellement victimaire, n’est qu’une traduction parmi d’autres de cette lassitude.
Il ne repose pas seulement sur l’idée d’un peuple et d’une société anglophones qui se distingueraient des francophones du seul fait d’avoir été dominé par un maître différent de tous les autres. Il s’agirait également d’un peuple dont la principale caractéristique serait d’avoir été dupe, trompé et manipulé.
Dans un geste paradoxal de rétrocélébration de l’asservissement, les tenants de la sécession entretiennent le mythe d’une « colonisation heureuse » avec laquelle il s’agirait de renouer en rompant unilatéralement avec leurs congénères.
Ils veulent faire croire que moins d’une quarantaine d’années de fréquentation indirecte auraient fait de nos compatriotes d’outre-Moungo un peuple ayant plus d’affinités avec les sujets de Sa Majesté la reine d’Angleterre qu’avec leurs voisins historiques : les Bamiléké, les Bamoum et Tikar de l’Ouest et du Nord-Ouest, ou les ensembles côtiers du Sud (Bakweri, Bakossi, Douala, Batanga).
« Dans un geste paradoxal de rétrocélébration de l’asservissement, les tenants de la sécession entretiennent le mythe d’une “colonisation heureuse” avec laquelle il s’agirait de renouer »
L’Histoire d’avant la colonisation n’existerait pas, celle au cours de laquelle l’ensemble de la région était structurée par une chaîne de sociétés relativement distinctes, mais communiquant entre elles par le biais du commerce, des échanges religieux et linguistiques, voire des liens de parenté. Seule l’histoire coloniale britannique conférerait une identité. Ce qui suppose, pour les besoins de la cause, de mettre convenablement sous le boisseau l’épisode allemand qui dura plus de trente ans (1884-1918).
La faiblesse intellectuelle du mouvement sécessionniste nonobstant, il existe, pour des raisons d’ordre historique et juridique, une singularité de la question anglophone. La reconnaître est un préalable à toute résolution du conflit. La colonisation a en effet laissé en héritage deux modèles de gouvernement. D’un côté, le modèle commandiste français et, de l’autre, le modèle coopératif anglo-saxon, dont l’indirect rule – loi – était la formule typique.
La francophonisation de l’Etat, des institutions et de la culture politique sur le modèle du commandisme est bel et bien l’une des raisons qui ont conduit à l’impasse actuelle.
Comment expliquer, en effet, l’absence relative des anglophones aux postes-clés du gouvernement et leur faible représentativité dans les grandes instances du pouvoir depuis la réunification ? Que dire de la politique forcenée d’assimilation qui a abouti à la quasi-abolition de leurs systèmes juridiques et d’éducation et à la minoration de la langue anglaise dans la gestion quotidienne de l’Etat et de ses symboles ? Et, puisqu’on y est, quels bénéfices concrets les anglophones ont-ils tiré de l’exploitation du pétrole dont les principaux gisements se trouvent sur leur partie du territoire ?
« Défrancophoniser »
Pour le moment, le pays est au bord de la rupture. Dans l’Extrême-Nord, la guerre d’usure menée par Boko Haram contre les populations civiles et les troupes régulières continue de prélever son lourd tribut en vies humaines tout en saignant le Trésor public.
Le long de la frontière centrafricaine se greffe progressivement un vaste corridor sillonné par des milices. Ponctions et trafics de toutes sortes – y compris l’or et le diamant – alimentent un marché de la violence d’assise désormais régionale.
Pour le reste, l’accoutumance progressive à des épisodes sanglants – qu’il s’agisse des fréquents attentats contre les civils au Nord, ou des tueries à répétition dans le cadre de la militarisation de la zone anglophone – est fort avancée.
La possibilité d’une révolte par les urnes étant presque nulle, l’hypothèse d’une lutte armée fait de plus en plus l’objet de débat au sein de groupuscules radicaux, de plus en plus nombreux notamment au sein de la diaspora anglophone.
Pour sortir de la logique de l’engrenage, il faut entreprendre, sciemment, de « défrancophoniser » l’Etat, c’est-à-dire d’en achever la décolonisation.
« La possibilité d’une révolte par les urnes étant presque nulle, l’hypothèse d’une lutte armée fait de plus en plus l’objet de débat au sein de groupuscules radicaux »
La dissidence anglophone a choisi de formuler ses revendications historiques en des termes identitaires plutôt que dans des termes relativement plus universels qui auraient permis de revisiter la question nationale dans la perspective d’un véritable Etat panafricain, démocratique et multiculturel.
En formulant ses revendications en termes identitaires – et à l’intérieur d’un paradigme purement colonial –, elle n’a pas su s’attirer la sympathie des citoyens africains qui ne se reconnaissent ni dans la britannité, ni dans la francité.
Le véritable problème national camerounais est celui de la décolonisation de l’Etat, de sa transformation en Etat de droit et de sa radicale démocratisation. Le Cameroun n’a besoin ni d’un Etat francophone, ni d’un Etat anglophone, mais d’un Etat panafricain décolonisé, multiculturel, multilingue, et démocratique.