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Par Jean Copans, anthropologue et sociologue, ancien professeur des universités (Amiens et Paris-Descartes)
Auteur et codirecteur de plus d’une trentaine d’ouvrages, signataire d’un grand nombre d’articles, particulièrement dans « Le Monde des livres », où il a tenu une chronique régulière pendant une dizaine d’années (contributions réunies en partie dans Du social par temps incertain, PUF, 2013), ainsi que de commentaires, d’entretiens sur près de soixante-dix ans d’écriture, Georges Balandier, mort le 5 octobre à l’âge de 95 ans, a occupé toutes les positions institutionnelles dans le champ français de la recherche en sciences sociales au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
Il a été le directeur de près de 200 doctorats en tout genre (dont celui d’Abolhassan Bani Sadr, président iranien de février 1980 à juin 1981), un professeur d’université et un enseignant charismatique, le directeur de plusieurs centres d’études africaines et, surtout, l’animateur de nombreux comités ou commissions de recrutement et de programmation scientifique au cours des années 1950-1980. Il fut aussi le responsable éditorial de plusieurs revues comme les Cahiers internationaux de sociologie, dont Georges Gurvitch lui confia la direction dans les années 1950, et de collections d’ouvrages de sciences sociales, notamment aux PUF.
Pensée foisonnante
Georges Balandier a d’abord été l’analyste original d’une double conjoncture : celle de la situation coloniale, de sa contestation et, par la suite, de la décolonisation. Sa pensée foisonnante, libre de toute ascendance ou cooptation, tout en s’affirmant engagée, restait prudente dans ses prises de position politiques ou sociétales.
Sa science sociale, tout à la fois anthropologique et sociologique, a cherché par la suite, au cours d’une seconde carrière après son départ à la retraite en 1985, à affronter les « turbulences » du temps présent, les innovations de la« sur-modernité », ce qui l’a conduit à devenir l’explorateur des « nouveaux Nouveaux Mondes » (expressions forgées initialement par ses soins). Ces Nouveaux Mondes (des biotechnologies, des réseaux numériques, de la mondialisation, mais aussi de la dissolution du lien social et politique et d’un individualisme extrême) ne pouvaient être repérés que par le recours au Détour (sous-titré « Pouvoir et modernité », 1985), un détour aux vertus proprement anthropologiques tant sur les plans conceptuels que méthodologiques.
Pédagogue hors pair
Valorisant une écriture fluide et riche (il s’est parfois qualifié lui-même d’écrivain), manifestant une performance orale et pédagogique hors pair, ce qui explique la force et la permanence de sa réputation d’enseignant, il a personnifié l’image d’un bâtisseur d’empire, bienveillant, imaginatif mais, d’une certaine façon, solitaire, puisqu’il n’a jamais cherché à fonder une école théorique ou méthodologique. La dispersion de ses centres d’intérêt et la multiplicité de ses ancrages institutionnels à travers le temps a empêché de fait toute forme de mobilisation disciplinaire ou idéologique.
Tout au long de sa carrière, il a consacré plusieurs ouvrages à méditer sur ses terrains africains (Afrique ambiguë, 1957), sur le cheminement de sa vie et de son expérience professionnelle, avec un retour marqué sur ses terroirs d’origine et ses années de « formation » à Paris, dans la Résistance ou au Musée de l’homme (Conjugaisons en 1997, Le Carnaval des apparences en 2012). Il faut ajouter, pour compléter ce tableau, Histoire d’autres (1977), où il dresse les portraits de ses relations professionnelles et sociales. Influencé par Michel Leiris, il avait d’ailleurs publié dès 1947 une « autobiographie arrangée », selon ses propres termes, intitulée Tous comptes faits. Bien plus tard, en 2007, il résumera sa vie de chercheur par ces mots : « Tout parcours scientifique comporte des moments autobiographiques. »
Georges Balandier, fils de cheminot, est né le 21 décembre 1920 dans un petit village de la Haute-Saône, Aillevillers-et-Lyaumont, non loin de Luxeuil-les-Bains, entre la Lorraine et les Vosges. Il fait ses études primaires dans la banlieue parisienne, puis ses études secondaires à Paris, avant de fréquenter la Sorbonne pour y obtenir une licence de lettres et un diplôme de l’Institut d’ethnologie. Il a visité, comme bien d’autres enfants et adolescents, l’Exposition coloniale internationale de 1931, ce qui, joint aux souvenirs de certains parents éloignés, lui instille un début d’inquiétudes exotiques.
A la fin des années 1930, iI découvre les mobilisations sociales. Plus tard, en 1943, il est réfractaire au service du travail obligatoire. Il rejoint alors un maquis en formation dans sa région familiale, où il passe les années 1943-1944. De retour à Paris, il retrouve le Musée de l’homme et son département d’Afrique noire.
Révolutionne les études africaines
En juin 1946, il part pour Dakar, recruté par l’Office de la recherche scientifique coloniale (ancêtre de l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer, Orstom, devenu aujourd’hui l’Institut de recherche pour le développement, IRD) et est mis à la disposition de l’Institut français d’Afrique noire, fondé et dirigé par Théodore Monod. Il est accompagné de son ami d’enfance, Paul Mercier, qui poursuivra parallèlement une carrière de sociologue et d’ethnologue africaniste, jusqu’à son décès, en 1976.
Il consacre les cinq années suivantes à ses séjours africains (Guinée, Gabon, Congo), d’où il rapportera deux ouvrages qui vont révolutionner les études africaines autant en ethnologie qu’en sociologie, Sociologie actuelle de l’Afrique noire et Sociologie des Brazzavilles noires, un doctorat d’Etat soutenu en 1954. Il s’est marié en 1948 à son retour de Guinée et aura deux filles.
En 1951, il publie dans les Cahiers internationaux de sociologie, le texte qui fonde sa problématique d’ensemble : « La situation coloniale : approche théorique ». Il se propose d’examiner les sociétés africaines au travers de leurs réactions, réinterprétations et innovations (qu’il dénomme « les reprises d’initiative »). Du coup, les nouvelles Eglises, les mobilisations politiques comme les migrations ou les peuplements urbains mobilisent son attention. C’est d’ailleurs cette façon de voir le monde, et les sciences sociales qui l’expliquent, qui va le rapprocher du sociologue et anthropologue Roger Bastide. Paradoxalement, ces travaux sur l’Afrique équatoriale s’insèrent dans le cadre d’une recherche ethnologique appliquée demandée par le gouverneur général de l’AEF de l’époque, Bernard Cornut-Gentille, qui deviendra d’ailleurs un ami, au point que ce dernier le prendra comme conseiller en 1958-1959 lorsqu’il sera le ministre de la France d’outre-mer du général de Gaulle !
Lire aussi : Georges Balandier : un regard aigu et novateur sur les sociétés africaines
Au début des années 1950, Georges Balandier va progressivement intégrer le monde universitaire. Certes, il est recruté au CNRS en 1952, mais devient, dès 1954, directeur d’études à la VIe section de l’Ecole pratique des hautes études, où il crée le Centre d’études africaines en 1957, à l’instigation de Fernand Braudel. Sur cette lancée, il est élu professeur de sociologie africaine à la Sorbonne en 1962 (qui devient l’université Paris-V-René-Descartes en 1971, avant de succéder à Georges Gurvitch (l’un de ses inspirateurs conceptuels) à la chaire de sociologie générale en 1966 (Georges Gurvitch. Sa vie, son œuvre, 1972). Il abandonne toutes ces fonctions en 1985, à l’exception de ses directions éditoriales.
Georges Balandier est également devenu, dès la première moitié des années 1950, le sociologue français de l’analyse du sous-développement. Il offre un premier cours d’Anthropologie appliquée aux pays sous-développés en 1952 à la Fondation nationale des sciences politiques et publie de nombreux ouvrages d’expertise sur cette même question. Celui qui confirme sa réputation paraît en 1956 sous le titre Le « Tiers-monde ». Sous-développement et développement. Cet ouvrage, mis en route à l’Institut national d’études démographiques (INED) par Alfred Sauvy, inventeur dès 1952 de cette fameuse expression, est finalement achevé et mis en forme par Georges Balandier, Alfred Sauvy ayant accepté sa suggestion d’inclure cette formule dans le titre.
C’est à cette même époque que Georges Balandier définit sa problématique disciplinaire qui refuse la distinction, et l’opposition, entre l’anthropologie et la sociologie. Un recueil d’articles rassemblés en 1971 sous le titre Sens et puissance donne une idée de sa démarche sociologique, alors qu’Anthropo-logiques (1974) constitue de fait un manuel de l’autre discipline.
Le politique en fil rouge
Pourtant, le fil rouge qui relit toutes les œuvres et toutes les problématiques du chercheur et, au fil du temps, du penseur social, c’est le politique et par conséquent l’anthropologie du politique. Il publie une synthèse de ce domaine en 1967, Anthropologie politique, qui sera traduit dans plus d’une vingtaine de langues. Il étend ensuite ce champ bien au-delà de la modernité politique des nouveaux Etats du tiers-monde, et se met à appliquer cette discipline aux formes nouvelles de la politique-spectacle puis médiatique française et occidentale (Le pouvoir sur scène, en 1980, complété en 1992 et 2006). Il en vient d’ailleurs à ausculter l’élection présidentielle de 2007 dans Fenêtres sur un Nouvel Age (2006-2007), en 2008, puis les images de la fonction présidentielle (Recherche du politique perdu, en 2015).
Pourtant, c’est la mondialisation et sa déconstruction anthropologique couplée à un fort sentiment de démobilisation politique, morale, citoyenne (voire disciplinaire) qui le poussent à décrire le monde tel qu’il est au-delà de la déploration ou de la dénonciation, cheminement qui le conduit du Désordre (1988) au Dédale : pour en finir avec le XXe siècle (1994), puis au Grand Système (2001), enfin au Grand Dérangement (2005).
Il finira par évoquer la jeunesse et les « printemps arabes » (après avoir témoigné très sévèrement, bien auparavant, sur le sens des événements de Mai 68, qu’il avait vécus en direct), mais le cœur n’y est peut-être plus. Alors, pour bien saisir sa traversée du ou plutôt des siècles, le mieux est de se reporter à Civilisés, dit-on (2003), un recueil de textes variés qui retracent tout son parcours analytique et intellectuel.
Georges Balandier a été le partisan d’une science sociale véritablement interdisciplinaire, attaché à décrypter un monde global, qu’il soit colonial, occidental ou mondial, plus porté sur le moment de défrichage que sur celui de l’enquête empirique systématique. Soucieux de la portée « politique » de ses analyses, il a pleinement incarné l’imagination sociologique à l’œuvre dans les sciences sociales françaises des années 1950-2000.
Georges Balandier en 6 dates
21 décembre 1920 Naissance à Aillevillers-et-Lyaumont (Haute-Saône)
1946 Institut français d’Afrique noire
1956 Travaille avec Alfred Sauvy sur l’ouvrage Le « Tiers-monde ». Sous-développement et développement
1967 Anthropologie politique (PUF)
1971 Sens et puissance : les dynamiques sociales (PUF)
5 octobre 2016 Mort à Paris
Par Jean Copans, anthropologue et sociologue, ancien professeur des universités (Amiens et Paris-Descartes)
Mercredi 5 octobre 2016.
NÉCROLOGIE
Georges Balandier : un regard aigu et novateur sur les sociétés africaines
Par Jean-Pierre Dozon (Directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement, directeur d’études à l’EHESS)
LE MONDE •
L’œuvre et la personnalité de Georges Balandier auront profondément et durablement marqué les études africaines en France et bien au-delà. Avec elles, dans les années 1950, alors que l’immense empire d’Afrique que s’était taillé la IIIe République faisait désormais partie de l’Union française et que les colonies avaient été rebaptisées territoires d’outre-mer, on assista à un véritable changement de paradigme dans ce qui avait été jusque-là la manière d’appréhender les mondes dits indigènes.
L’africanisme de l’époque coloniale, pour ce qui était sa part la meilleure, avait certes reconnu en eux de véritables civilisations, des visions du monde et des productions matérielles (notamment esthétiques) tout à fait remarquables, à l’instar de l’ethnologue Marcel Griaule et de sa passion pour les Dogons. Mais il ne sut guère disposer ces mondes à l’intérieur de la situation créée par la colonisation, en saisir aussi bien les capacités de résilience que les reprises d’initiative ; autrement dit, les multiples dynamiques qui faisaient que, sous l’effet des entreprises missionnaires, des religions nouvelles, portées par des figures prophétiques, étaient apparues ici et là. Consécutivement aux mises en valeur coloniales, des citadins, des ouvriers ou encore des intellectuels luttaient pour obtenir des droits et contestaient l’imperium français et son système de domination.
Changement de paradigme
On doit précisément à Georges Balandier d’avoir porté avec acuité le regard sur ces mouvements et innovations qui affectaient les sociétés africaines et de l’avoir porté très tôt, comme en témoigne son active participation au groupe et à la revue Présence africaine dès 1947, où, aux côtés de leur fondateur, l’écrivain sénégalais Alioune Diop, il se retrouva en compagnie de Sartre, Camus, Leiris et de bien d’autres. Pour lui, comme pour eux tous, il s’agissait de faire valoir, dans le sillage de la Libération, les diverses présences de l’Afrique au monde, culturelles, esthétiques, mais aussi et surtout politiques.
Pour tout dire, et tel fut le changement de paradigme, on lui doit d’avoir privilégié le socius aux dépens de l’ethnos, en l’occurrence de tout ce qui avait fait que l’africanisme qui l’avait précédé s’était par trop satisfait d’identifier le continent colonisé à une mosaïque d’ethnies, alors qu’il était loisible, et cela de longue date, d’y repérer des processus historiques et une pluralité d’appartenances. Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955), Sociologie des Brazzavilles noires (1955), puis Afrique ambiguë (1957), furent ainsi les trois grands ouvrages qui, tout en anticipant les indépendances, continuèrent longtemps après leur première édition à inspirer la recherche sur les rapports complexes entre traditions et modernités africaines.
Mais l’influence de Georges Balandier se manifesta aussi à travers ses formidables enseignements et par sa volonté de faire des études africaines un pôle d’attraction dans le champ des sciences sociales, notamment en créant d’abord le Centre d’études africaines à la VIe section de l’Ecole pratique des hautes études, puis, avec le sociologue Paul Mercier et le géographe Gilles Sautter, le Laboratoire de sociologie et de géographie africaines au sein de ce qui allait devenir bientôt l’EHESS. C’est par les séminaires qu’il y animait et par les cours qu’il dispensait par ailleurs à la Sorbonne ainsi qu’à l’ENS, qu’il fut, durant les années 1960-1970, la référence primordiale de toute une génération de jeunes chercheurs qui va, à son tour, fortement marquer les études africaines et transmettre ce qu’elle avait appris de Balandier.
Affranchi de tout dogmatisme
Gérard Althabe, Jean-Loup Amselle, Marc Augé, Jean Bazin, Pierre Bonnafé, Jean Copans, Claude Meillassoux, François Pouillon, Emmanuel Terray, Claudine Vidal et pas mal d’autres au CNRS, à l’Orstom (aujourd’hui l’Institut de recherche pour le développement), à l’EHESS, à Paris-V et dans les toutes récentes universités d’Afrique francophone, réalisèrent leur thèse de doctorat sous sa direction et donnèrent un nouveau souffle à ces études en les dégageant de tout exotisme et en faisant de l’Afrique postcoloniale un lieu majeur d’analyses critiques en sciences sociales. Et si, dans cette perspective, certains d’entre eux optèrent pour une anthropologie délibérément marxiste, inspirée par les relectures de Marx par Althusser et ses émules, ils n’en furent pas moins également et fidèlement des élèves de Balandier.
Esprit farouchement affranchi de tout dogmatisme, Georges Balandier répétait qu’il n’avait jamais voulu faire école. C’est sans doute pour cette raison que son influence intellectuelle a traversé plusieurs générations de chercheurs et qu’elle n’est pas près de s’éteindre.
Jean-Pierre Dozon (Directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement, directeur d’études à l’EHESS)
« De tous les grands sociologues de notre temps, Georges Balandier est certainement le plus secret et le plus difficile à cerner », écrivait Jean Ziegler à propos de l’ethnologue, mort à l’âge de 95 ans. Militant des luttes africaines et père de l’expression « tiers-monde » avec Alfred Sauvy (lire « “C’était quoi, le tiers-monde ?” »), il fut un témoin engagé de la décolonisation sur le continent, au sujet duquel il consacra trois articles dans nos colonnes au milieu des années 1960.
Un livre d’amour et de découverte
Georges Balandier des autres
par Jean Ziegler
http://www.monde-diplomatique.fr/
«Inimitable et redoutable, c’est une autobiographie impitoyablement sincère où l’événement devient l’élément d’une vérité portée au-delà de l’aventure personnelle. » Ainsi parle Georges Balandier de l’autobiographie de Leiris : l’Age d’homme. La même définition s’applique, mot pour mot, à sa propre autobiographie, que Balandier publie aujourd’hui Histoire d’autres (1). Livre puissant, fascinant, cette autobiographie, étrangement, ne dit presque rien de son auteur. Elle parle de sociétés, de continents, elle dit des choses essentielles. Ce livre irradie toute l’œuvre sociologique de son auteur, sans pourtant « expliquer ». Le titre me rappelle l’univers de Jorge Amado, que Balandier décrit avec tendresse. Qu’il s’agisse d’Antonio Balbuino (de Bahia de tous les saints), de Gabriela ou du Capitaine des sables, à chaque fois le héros efface volontairement les traces de son existence pour nous faire comprendre cette chose essentielle : l’homme, dans sa vérité, n’existe que dans les autres.
Histoire d’autres n’est donc pas l’exploration poétique, psychologique ou sociologique de l’intériorité du sujet. Il n’est pas question ici de jardin secret, de névrose intime ou de désirs refoulés. L’autobiographie de Balandier est l’anthropobiographie des autres, de quelques autres (paysages, sociétés, hommes et femmes) qui ont fait Balandier et que Balandier a contribué à faire. Parole de liberté, d’amour et de découverte, ce livre retrace les étapes, géographique, d’abord, intellectuelle ensuite de l’itinéraire de l’auteur. Il y a la France de la libération, les Etats-Unis de la crise du Vietnam, le Brésil après la mort de Roger Bastide et l’Afrique enfin, l’Afrique de la splendeur, des défaites et des patientes espérances. Il y a la jeunesse de Balandier, marquée par la guerre, la Résistance, le surréalisme, les premiers écrits poétiques, sa première autobiographie à vingt-cinq ans, la rupture, le départ pour l’Afrique en 1946, la longue amitié avec Gurvitch et la découverte de la sociologie, puissant instrument de la compréhension du monde et moyen d’agir sur lui. Fréquentation brève du pouvoir politique (chargé de mission à l’époque de Mendès France). Mais lutte, constante, jamais trahie de l’intellectuel français aux côtés des militants africains, lutte pour la décolonisation d’abord, pour la dignité, la liberté des sociétés menacées par la misère et la domination ensuite.
Ce que j’ai essayé de découvrir dans cette Histoires d’autres, c’est la source cachée, jamais dite, de la vie et de l’œuvre de Balandier. Je veux comprendre d’où lui viennent cette force tranquille, cette paix, cette compassion de l’autre.
De tous les grands sociologues de notre temps, Georges Balandier est probablement le plus secret et le plus difficile à cerner. Pour ses amis proches, Balandier reste, au fond, un mystère, une énigme. Première contradiction : extraverti, gai, s’exprimant avec une aisance que beaucoup lui envient, Balandier vit en solitaire de longues périodes de sa vie. Que ce soit dans son appartement du square Carpeaux ou dans sa maison de Normandie, il travaille dans le silence, avec une obstination monacale. Ses ouvrages n’ont rien du torrentiel et parfois génial désordre des écrits de certains de ses amis. Ses livres portent, imperceptiblement, la marque de la patience, des soins minutieux qu’il apporte à leur rédaction. Travail du silence, de la solitude, lente maturation des thèmes ; puis transcription du savoir mûri dans une langue où chaque mot est à sa place, où chaque phrase a son rythme propre. En général, l’auteur disparait derrière le texte. Le sociologue de la participation, du partage, et, pourquoi ne pas le dire, de la compassion, ne dit « je » que pour désigner la généralité.
Il y a, dans l’œuvre de Balandier et dans son existence, une deuxième contradiction qui me frappe. A première vue, Balandier est l’homme des institutions. Très jeune, à trente-cinq ans, il est professeur à la Sorbonne, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, professeur à Sciences Po, il dirige l’ORSTOM (organisme qui finance la recherche française en Afrique noire) ; il est aussi président de l’Association internationale des sociologues de langue française, directeur des Cahiers internationaux de sociologie, directeur de deux collections prestigieuses de sociologie aux Presses universitaires de France.
De prime abord, il apparaît donc comme le savant qui, consciemment, a choisi la conquête du pouvoir institutionnel pour l’utiliser au profit d’un projet scientifique (la sociologie générative), à celui de ses étudiants, ses chercheurs, ses collaborateurs. Mais je découvre ensuite un Balandier tout autre. Il marche à travers les institutions comme il marche à travers sa propre vie, comme le nomade qu’il est. Constamment disponible, sans cesse aux aguets, il se tient prêt à déceler la moindre fissure dans chaque édifice social (2). La personnalité de Georges Balandier, sa façon de vivre, d’exercer son pouvoir, d’écrire, bref, d’infléchir l’histoire qui se fait, déconcertent ses amis. Cocteau disait à Claudel : « Vous êtes un poisson des eaux profondes ». Cela convient aussi à Balandier. Explorateur des courants profonds, il plonge dans l’histoire des sociétés, industrielles ou africaines, et refait surface en ayant vu, au fond des choses, une « évidence » qui se trouve être, comme par nécessité, en avance sur la vision de la plupart de ses contemporains.
Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955) annonçait le bouleversement de la décolonisation ; il rendait la parole à des sociétés qui aujourd’hui s’expriment haut et fort mais qui, depuis des siècles étaient réduites au silence le plus méprisé. Afrique ambiguë, un des premiers titres de la collection de Jean Malaurie, Terre humaine, est paru en 1957. La mise en question de l’ethnologie, de ses liens avec le projet impérialiste de domination des peuples périphériques, est aujourd’hui chose courante ; il y a vingt ans, c’était un acte de pionnier. Sens et puissance, Anthropologie politique, Anthropologiques, sont, à mon avis, les grands textes fondateurs de la sociologie générative à venir (3). Balandier y énonce la théorie des contre-pouvoirs dont l’établissement est indispensable pour que naisse la société autogérée de demain. Il y dit magnifiquement ce que seront, pour une démocratie décentralisée, autogérée, conduite par une gauche unie, les exigences fondamentales de sa survie :
« Le problème décisif est celui de la participation du plus grand nombre des acteurs sociaux aux définitions – toujours à reprendre – de la société. Le reconnaître, c’est marquer la nécessité de leur présence en ces lieux de la société où se font les choix qui déterminent, et où s’engendrent les éléments de sa signification, » Il faut donc« instaurer le contrôle mutuel de la puissance et de la création de sens » (Sens et puissance, P.U.F., 1971, p. 299).
Comme Jean Duvignaud, comme Jean Daniel, Balandier, à un certain moment de sa vie, a rompu, consciemment, avec la littérature, c’est-à-dire avec l’activité qui consiste à transcrire sur le mode Imaginaire les problèmes théoriques et pratiques que la vie lui révèle. Balandier, conseillé d’abord par Gurvitch, dont, dans un premier temps, il recueille l’héritage, est devenu un des trois ou quatre sociologues les plus importants de son époque. Il a modifié jusqu’aux racines de notre perception des sociétés extra-européennes, segmentaires ou d’Etat, de tradition orale dont les systèmes symboliques sont non conceptuels. Il a modifié surtout notre perception de notre propre société européenne. Jean Daniel déclarait à Guy de Boschère (4) : « La littérature est finalement pour moi la seule chose qui compte. » Jean Duvignaud, en pleine production sociologique, arrêtait tout pour écrire ce roman splendide qu’est l’Empire du milieu.
Contrairement à Jean Daniel (le Refuge et la source), à Duvignaud (l’Empire du milieu), Balandier n’est jamais revenu sur sa rupture de 1946. Mais il suffit de lire les pages centrales d’Afrique ambiguë, le chapitre de conclusion de Sens et puissance ou, bien sûr, l’autobiographie qui parait aujourd’hui, pour comprendre que la perception infra-conceptuelle, le savoir métasocial, la fulgurante intuition de l’écrivain, sont constamment présents au cœur même de sa raison analytique. Cette double nature de Balandier nous fournit une des explications les plus sûres de ce don de prémonition, de cette conscience « préétablie » (Horkheimer) qui donnent à son enseignement, à son œuvre, cette richesse exceptionnelle, et à sa voix son universelle portée.
(1) Georges Balandier, Histoire d’autres, Editions Stock, 1977, 39 F.
Jean Ziegler
Vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies. Auteur deDestruction massive. Géopolitique de la faim, Seuil, Paris, 2011.