05/02/16 (Le Point)
Le bilan psychologique négatif sur les troupes de retour d'opération fait de Sangaris "la plus traumatisante des guerres menées par la France". Illustration. Février 2015, Me P., jeune avocat du barreau de Chartres assure une permanence d'office lorsqu'il est appelé pour une affaire qui semble sérieuse : un braquage à main armée avec course poursuite au Cash Converter du coin. Les trois jeunes malfrats sont repartis avec l'or et la caisse avant de se faire prendre. Aussi en entrant dans la cellule, Me P. s'attendait à découvrir « des habitués ou des endurcis ». Mais que trouve-t-il face à lui ? « Des quidams comme vous et moi, polis, gentils, qui, menottes au poignet, reculent d'un pas pour laisser passer devant eux la femme-gendarme qui les garde ».
De la Centrafrique au braquage
En fait, deux des trois braqueurs sont des militaires…. en arrêt maladie ! L'un a «le dos en compote » ; quant au second, « il vient de rentrer de Centrafrique avec un syndrome de stress post-traumatique (SSPT) avéré». Peu disert sur cette expérience, ce dernier laisse simplement entendre que «de l'armée, il ne veut plus en entendre parler». Devant les juges, leur avocat plaidera ainsi «la bêtise de jeunes oisifs», «laissés au bord de la route par l'armée» et ayant avant tout «besoin de soins». Les trois garçons écopent d'une peine avec sursis. Ce fait divers, dans sa banalité, éclaire toutefois à sa manière les failles dans la gestion du retour sur le sol français des premiers contingents déployés en Centrafrique.
2014, Sangaris pointée du doigt par un rapport parlementaire
Auteurs d'un rapport d'information sur la question de «La prise en charge des soldats blessés», les députés Olivier Audibert-Troin (LR) et Emilienne Poumirol (PS) avaient ainsi révélé, dès le mois de décembre 2014, que l'opération Sangaris était sans doute la plus «traumatisante» des guerres menées par la France. «Le bilan est très négatif pour l'opération Sangaris 1 : 12 % des militaires de retour de République centrafricaine présentaient des déséquilibres psychologiques se traduisant par un contact altéré avec la réalité contre 8 % pour l'opération Pamir (ndlr : Afghanistan)», peut-on lire à la page 119 du rapport.
Ce qui rend Sangaris plus traumatisant
Pour le député Audibert-Troin, ce «pic» de SSPT était dû à plusieurs facteurs. D'abord, Sangaris a été une intervention « en urgence absolue », dans un pays où la France se retrouvait «seule, sans pouvoir bénéficier de la logistique de ses alliés». Rationnés en eau, les soldats épuisés dormaient alors dans des tentes dépourvues de climatisation et où le sable s'engouffrait partout, dans les yeux, le nez, les oreilles…
Le second facteur décrit par le député est «ce sentiment d'incompréhension et d'inutilité» ressenti par les soldats français. «Il n'y avait pas là d'ennemi désigné. Il s'agissait de s'interposer entre deux factions de la population, catholique et musulmane, qui s'entretuaient à la machette». Les militaires devaient donc faire face à des corps mutilés, des charniers et trouver «un sens à l'inexplicable, à l'horreur et à la barbarie».
Le dernier point ayant contribué à l'élévation du nombre de SSPT chez les soldats de retour de Centrafrique est le fait que les premiers contingents démobilisés sont directement retournés à la maison sans passer par un «sas de décompression». Ces sas, des lieux neutres, souvent des hôtels, permettent en effet aux hommes en fin de mission de se réadapter à la vie civile, et de rencontrer des soignants pour faire le point, à l'aide de la parole, sur leur expérience. Après l'opération Pamir, le sas de Chypre avait en effet été «désactivé».
Au coeur de tout, la blessure invisible à détecter...
"Ainsi, si les psychiatres et psychologues jouent évidemment un rôle-clé dans la détection et le suivi du SSPT chez les soldats de retour de mission, la place prise par les aumôniers sur le terrain auprès des soldats n'est pas négligeable", insiste Olivier Audibert-Troin. Les militaires peuvent ainsi évoquer la mort qu'ils sont autorisés à donner ou qu'ils ont accepté de recevoir auprès de ces religieux, sans peur d'être jugés ou déqualifiés par leurs pairs. Car vivre avec la mort, finalement, les soldats n'y sont pas forcément bien préparés.
A l'hôpital militaire de Percy, on connaît bien pour les soigner régulièrement ces soldats passés par les différents terrains d'intervention de l'armée française. Françoise Vinard, justement, y est aumônière protestante. Et dans les services de cet hôpital, elle en a vu défiler des militaires, de retour d'Afghanistan, du Mali ou encore plus récemment de Centrafrique : «Il y a 20 lits environ dans la section psychiatrique de Percy. On y traite ce qu'on appelle « la blessure invisible», indique-t-elle.
… avant que les symptômes du traumatisme ne se déclenchent...
L'aumônière a visiblement à cœur le bien-être de ces soldats. Et elle raconte, volubile, la même histoire, celle d'un trauma invisible et dont les symptômes se déclenchent parfois de façon anodines : mal de dos, insomnie, ruminations jusqu'au trop plein et à le point de bascule : «Un militaire a une mission ; il l'a fait sans trop d'état d'âme. Ce ne sont pas des philosophes, sinon ils ne pourraient pas exécuter les ordres. Ce sont pour la plupart des sportifs, des gens qui veulent bouger, voyager et surtout vivre des moments de fraternité. Mais ils voient vite que l'armée ne se résume pas qu'à cela. Nous essayons ici de gérer leurs angoisses qui se déclenchent après la mission».
… après un temps de latence suivant les missions d'intervention
Ces esprits blessés, l'hôpital ne les recueille pas tout de suite car un temps de latence, comme un endormissement du stress, est constaté à chaque fois entre les missions militaires et le déclenchement des symptômes : «Il encore trop tôt pour voir arriver ceux de Centrafrique. Pour le Mali, de façon étonnante, 2, 3 mois après, les premiers soldats sont arrivés. Certains refusent nettement de parler de ce qu'ils ont vu dans ce pays, ils se referment sur eux dès qu'on aborde le sujet», note l'aumônière en soulignant que les soldats de retour d'Afghanistan semblaient moins traumatisés que ceux déployés en Afrique. Pour Françoise Vinard, comme pour le député Audibert-Troin, pas de doute, la différence entre ces missions tient à la question du sentiment d'utilité des soldats sur le terrain : «La question «à quoi on sert ?» est importante. Ce ne sont pas des opérations où l'ennemi et le but sont clairement définis. L'opération Sentinelle pose la même question. Les soldats s'ennuient beaucoup ». Et la pasteure de pointer ensuite la succession d'opérations militaires, Afghanistan, Mali, Centrafrique, Sentinelle, Syrie, qui laissent selon elle « les soldats fatigués ».
De plus en plus de cas de SSPT à partir de terrains d'opérations africains
La question qui est de plus en plus posée est de savoir si l'armée française est en voie de surmenage. Oui si on en croit le député Audibert-Droin qui cite des chiffres à l'appui : en 2007 seuls 10 cas de SPPT avaient été reconnus, en 2008, 26, et en 2009, 55. A partir 2010, le chiffre bondit à 136, avec le retour des troupes d'Afghanistan.
En 2011, 2012, 2013, ce sont respectivement 298, 282, 359 cas de syndrome de stress post-traumatique qui ont été recensés. « Aujourd'hui, nous sommes sur une base de 350 SPPT » ajoute le parlementaire qui note que, si en 2014, 80% des SPPT étaient liées à Afghanistan, il y a eu depuis une bascule sur le continent africain avec 50% de SPPT (pour 50% de soldats déployés en Afghanistan).
Au total, ce sont ainsi environ un millier de militaires (entre 850 et 1000) qui sont actuellement en arrêt travail à la suite d'un SSPT. « C'est beaucoup ; c'est même un peu plus qu'un régiment complet. Ce n'est pas rien alors que l'armée est très sollicitée en ce moment » indique Olivier Audibert-Droin en faisant référence à l'opération Sentinelle décidée après les attentats de janvier 2015 et qui mobilise 10.000 soldats sur le territoire national.
Attention au SSPT avec l'opération Sentinelle
L'opération Sentinelle commence d'ailleurs à poser de sérieuses questions. Logistiques d'abord avec ces soldats dont les conditions d'hébergement sont de plus en plus évoquées. Ainsi, selon le général Jean-Pierre Bosser, le chef d'Etat-major de l'armée de Terre (CEMAT), dans des propos rapportés par le blog Zone Militaire qui traite de l'actualité de la défense et de la sécurité internationale, « à partir du moment où l'urgence fait place à la permanence, ils méritent des conditions décentes pour se reposer, s'alimenter et se détendre. Car, il serait paradoxal qu'ils soient mieux installés à Gao qu'à Paris ! » .
D'autant que toujours selon le député Audibert-Droin, Sentinelle a déployé des soldats qui « étaient déjà fatigués avec les opérations au Mali et en Centrafrique ». Avec Sentinelle, le cycle classique d'un soldat qui comprend 4 temps, formation, entraînement, mission, repos, est forcément perturbé : « Avec Sentinelle, ces 4 cycles sont réduits, faute de temps ». Et le député de s'interroger poser les questions qui n'ont pas pu être posées, faute de temps et aussi en raison de l'urgence et de la sidération nées des attentats : «Il aurait fallu un débat parlementaire pour réfléchir au fait que désormais l'armée allait désormais protéger le territoire national. Est-ce à l'armée d'effectuer ces missions ? Si oui est-ce que la formation est adéquate ? Va-t-il y avoir avec cette mission Sentinelle un stress permanent qui pourrait entraîner un état de stress post-traumatique. Je dis alors attention danger !».
http://afrique.lepoint.fr/actualites/centrafrique-operation-sangaris-qua...