Lettre du Vice Doyen de la Fac de Droit de Bangui au futur Président de la République (suite et fin)
II. LA DECLINAISON DE TON PROGRAMME POLITIQUE AUTOUR DE LA BELLE ET EXALTANTE DEVISE DE LA REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE
Madame ou Monsieur le Futur Président de la République, quand j’étais étudiant et en même temps sacristain à la Basilique-Cathédrale Sainte Réparate de Nice, un des vicaires de cette Basilique me faisait comprendre cette leçon de vie : « Pourquoi faire compliquer, quand on peut faire simple dans la vie ? ». Oui, Madame ou Monsieur le Futur Président des Centrafricains, en vue de solliciter le suffrage de tes compatriotes, tu as rédigé au même titre que tes concurrents un programme de société auquel la grande majorité de tes électeurs n’a pu accéder. Une fois investi dans tes fonctions et surtout dans le cadre de ton tout premier mandat, je te propose de simplifier ce programme en le déroulant autour des deux premiers mots de la devise centrafricaine, à savoir « Unité » et « Dignité ». Le « Travail » étant inclus dans le vaste concept de dignité, ton programme politique pourra ainsi se décliner en ces actions majeures : actions de consolider l’unité nationale (A) et actions visant à garantir aux Centrafricains le respect et la préservation de leur dignité (B).
A) Les actions de consolidation de l’unité nationale
Première devise léguée aux Centrafricains par le président fondateur de la RCA, l’unité peut, selon les Professeurs Jean Gicquel et Jean-Eric Gicquel se définir ainsi : « Principe d’organisation d’un Etat au sein duquel une volonté unique s’exprime tant du point de vue de son agencement politique que de son ordonnancement juridique »[1]. L’Etat unitaire est celui dans lequel les attributs de la souveraineté sont concentrés entre les mains d’une seule autorité. Autrement dit, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire sont exercés par une même institution. Ainsi définie, l’unité de l’Etat centrafricain a été mise en mal ces dernières années autant par une instrumentalisation de la crise centrafricaine que par des revendications séparatistes.
Madame ou Monsieur le Futur Président de la République, le jour de ton investiture, tu t’engageras solennellement à « consolider l’unité nationale ». Es-tu conscient qu’il s’agit là d’une obligation personnelle pour toi qui seras élu démocratiquement président de la République, Chef de l’Etat ? Comme tu t’en apercevras toi-même dans les lignes qui suivent, par le passé, tes prédécesseurs ont failli à cette obligation constitutionnelle : soit qu’il s’agisse de consolider la paix ou les acquis de la transition démocratique (1), soit qu’il s’agisse de restaurer l’autorité de l’Etat (2).
1) La consolidation de la paix et des acquis de la transition démocratique
Madame ou Monsieur le Futur Président de la République, jusqu’à une période récente, la RCA était en effet considérée comme un véritable havre de paix. Mais depuis le milieu des années 90, ce pays s’est malheureusement enfoncé dans un cycle infernal de crises militaro-politiques qui ont non seulement perturbé la tranquillité de sa population mais retardé inutilement son processus de développement. Avec le coup d’Etat militaire de 2003, accueilli à l’époque par la grande majorité des Centrafricains comme « un coup d’Etat salutaire » et qualifié par certains commentateurs d’un « mal nécessaire », le peuple centrafricain espérait souffler un peu et recouvrer la vie paisible d’antan. Les élections groupées de 2005 semblaient en effet poser les jalons d’une telle espérance. Malheureusement, il n’en avait rien été ou, et comme un document officiel[2] le mentionne, « l’espoir de la renaissance économique et sociale attendue déchiré par des contradictions internes n’a duré que le temps d’une illusion. »
En effet, de 2005 à 2013, la population centrafricaine a non seulement vécu sous la menace permanente d’une incursion de groupes rebelles hostiles mais a été victime des actes crapuleux des groupes armés non-conventionnels. Le changement de régime du 24 mars 2013 avec l’arrivée de la coalition SELEKA au pouvoir et les événements dramatiques qui s’en étaient suivis jusqu’au lancement, le 5 décembre 2013, des attaques armées dans la ville de Bangui par les milices dénommées Anti-Balaka avaient mis en marche une dynamique complexe caractérisée par les faits suivants : violences extrêmes, tueries à grande échelle, destruction des biens et propriétés privés et publics, déplacement par millier des populations à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Madame ou Monsieur le Futur Président de la République, exténuées par ces séquences de conflits à répétition, la population centrafricaine n’aspire après ton investiture qu’à une ère de paix et de sécurité. Selon la pyramide de Maslow[3], il s’agit là d’un besoin fondamental. Sans stabilité, sécurité ou paix, les efforts de développement apparaissent vains[4]. A lire le « Rapport général des consultations populaires à la base »[5], rapport élaboré pour le dernier Forum de Bangui et d’autres études[6], des initiatives tous azimuts avaient en effet été entreprises en vue d’une pacification de la RCA. Malheureusement, « toutes les initiatives nationales, sous régionales et onusiennes ont été battues en brèche dès le lendemain de la signature des accords de paix par les parties prenantes. Elles n’ont pas permis de mettre une fin durable au désordre politique devenu plus ou moins chronique en Centrafrique »[7]. Comme Madame le Chef de l’Etat de Transition l’a souligné dans son message du nouvel an, le Forum de Bangui a reposé encore des jalons pouvant permettre à la RCA de redevenir un véritable havre de paix. Ces jalons nécessitent toutefois, selon la terminologie des Nations Unies, une certaine consolidation.
Selon les spécialistes de la « transitologie »[8], la transition démocratique comprend deux phases à distinguer nettement : il s'agit d'une part, de la transition politique, qui désigne le passage d'un régime politique à un autre et, d'autre part, la consolidation de la démocratie durant laquelle le défi majeur consiste à assurer une évolution relativement stable du processus démocratique engagé durant la transition. Pour le Professeur Jean-Pierre MASSIAS, « le premier impératif de cette consolidation réside dans une profonde mutation des méthodes de gouvernement. La transition ne peut se résumer à changer les titulaires des fonctions étatiques et leurs modalités de désignation, elle impose de nouvelles méthodes de gouvernement et de contrôle de celui-ci »[9].
Transposées au cas centrafricain, notamment à la première période de transition (2003-2005), ces diverses réflexions signifie en clair que le retour à la légalité constitutionnelle en 2005 et la mise en place progressive des institutions de bonne gouvernance devraient normalement permettre la rupture définitive avec le passé et jeter les basses d’une nouvelle société où il faisait beau vivre. En d'autres termes, le retour à la légalité constitutionnelle suppose l'abandon des anciennes règles du jeu politique et l'apparition de nouveaux acteurs politiques et de nouvelles configurations stratégiques[10].
En effet, la démocratie ne signifie pas seulement la mise en place des institutions républicaines, fussent-elles de bonne gouvernance. Elle est un ensemble de normes à observer et à mettre en œuvre en vue d’éviter ce que les différents Dialogue et le Forum National ont successivement déploré, à savoir : la politisation de l’administration civile et militaire et l’impunité sous toutes ses formes. A cet égard, Madame ou Monsieur le Futur président de la République, pour une bonne consolidation des processus démocratiques impulsés sous le régime de transition, ta bonne volonté est absolument nécessaire. C’est l’absence de cette volonté politique qui, dans un passé récent, avait très vite fait basculer la RCA dans l’insécurité, avec la naissance en 2006 de groupes rebelles au Nord-est du pays.
En effet, trois ans seulement après le retour à l'ordre constitutionnel, un autre forum dit Dialogue Politique Inclusif (DPI) réunissant le gouvernement, l’opposition démocratique et groupes rebelles, syndicats et la société civile avait tenté de pacifier le pays. Le DPI qui s’était déroulé en décembre 2008 avait abouti à d’importants accords notamment la formation d’un gouvernement de large ouverture, la tenue d’élections libres et transparentes en 2010, la mise en place d’un comité de suivi des accords de paix signé entre gouvernement et groupes rebelles, et enfin, un programme de désarmement et de démobilisation des anciens combattants.
Au fil du temps, ces acquis démocratiques de 2005 n'ont cependant pas fait l'objet d'une consolidation progressive. Bien au contraire, les dirigeants d'alors s'étaient laissés aveugler ou avaient tout simplement versé dans l'exercice néo-patrimonial du pouvoir, lequel exercice néo-patrimonial a eu pour conséquence le déclenchement d'une deuxième période de transition en République Centrafricaine (2013-2016). Par leur vote du 30 décembre 2015, Madame ou Monsieur le Futur président de la République, les Centrafricains ne voudraient plus jamais entendre parler chez eux d’un « Gouvernement de transition », même si ce mode de gouvernement a été excellemment théorisé par un professeur camerounais[11].
Outre les actions de consolidation de la paix et des acquis de la transition démocratique en cours, un accent particulier devra être mis sur la restauration de l’autorité de l’Etat.
2) La Restauration de l’autorité de l’Etat
Madame ou Monsieur le Futur président de la République, au regard des scènes de violences perpétrées ces dernières années sur l’ensemble du territoire centrafricain, de nombreux hommes politiques sont allés jusqu’à proclamer l’inexistence même de l’Etat centrafricain. Ce fut notamment le cas de l’actuel président français qui, lors d’une conférence de presse à l’Elysée, avait déclaré qu’ « il n’existe presque plus d’Etat en Centrafrique ». Dans un article de fond publié dans la revue Afrilex, un ancien diplomate français en Centrafrique s’est, quant à lui, autorisé à proclamer motu proprio la « disparition de l’Etat centrafricain » en ces termes : « Depuis longtemps, les éléments constitutifs d’un Etat avait disparu »[12]. Sans souscrire à ces déclarations assez excessives, je dirais pour ma part que juridiquement parlant l’Etat centrafricain n’avait perdu qu’un de ses éléments constitutifs, à savoir : le monopole de la violence légitime. En effet, des ouvrages de droit constitutionnel[13] ou de droit international public indiquent qu’il existe trois éléments constitutifs de l’Etat, à savoir : le territoire, la population et le pouvoir politique. Ce sont là les trois critères objectifs bien connus de l’existence juridique d’un Etat. Sous la plume des internationalistes transparait un quatrième critère, qualifié de critère subjectif : celui de la reconnaissance[14] de l’Etat par les autres membres de la communauté internationale. La question qui mérite d’être soulevée à ce stade d’analyse est la suivante : les événements dramatiques auxquels la RCA était confrontée avaient-ils réellement fait disparaître tous les éléments constitutifs de cet Etat ? Sauf confusion de ma part, il me semble que la RCA n’a perdu ni son territoire ni sa population. Même si une infime partie de cette population s’est réfugiée dans les pays voisins, la grande majorité n’a pas quitté le territoire centrafricain.
Bref, sans vouloir t’entraîner ici dans un débat académique, Madame ou Monsieur le Futur Président de la République, l’Etat centrafricain n’ayant perdu ces dernières années que le monopole de la violence légitime, il t’appartiendra de restaurer l’autorité de cet Etat sur toute l’étendue de son territoire. La restauration de l’autorité de l’Etat fait parties de ce que certains auteurs appellent « les opérations de maintien de la paix de seconde génération »[15]. Après une période de violations systématiques des droits de l’homme, la restructuration de nombreux domaine de l’Etat est nécessaire. Il s’agit de créer les conditions politiques, juridiques et administratives qui garantissent la protection des droits des personnes.
La première de ces conditions est celle qui vient de se dérouler le 30 décembre 2015 grâce à la détermination du Chef de l’Etat de Transition et son équipe gouvernemental, avec l’appui remarquable des partenaires internationaux, à savoir : l’organisation des élections afin de réimplanter la démocratie en au « berceau des Bantous ». Selon le Professeur Yves Daudet, l’organisation des élections a pour objectif essentiel de donner « à l’Etat les moyens juridiques qui lui sont nécessaires pour conduire ses actions conformément à la légalité. Grâce à ce rétablissement de la démocratie dans de nouvelles structures, le redressement du pays devient possible par l’organisation du retour des réfugiés et leur réinsertion dans le tissus social, l’assistance à la population, le déminage des sols, bref, un ensemble de mesures d’ordre social constituant les conditions nécessaires au développement économique sans qu’elles soient suffisantes. En effet, encore faut-il y adjoindre l’indispensable appui financier en particulier des institutions de Bretton Woods sans lequel le discours sur le redressement risque fort de n’être que littérature »[16].
L’autre condition est la mise en place d’une armée républicaine. A cet égard, Madame ou Monsieur le Futur président de la République, prière de ne pas perdre de vue le « Manifeste »[17] intitulé « Pour une armée républicaine » rédigé et publié à Paris le 19 septembre 2013 par un Groupe de réflexion physiocrate centrafricain dénommé Wa A Za. Dans ce « Manifeste », ses auteurs faisaient en effet remarquer que « Tous les pays du monde ont besoin de l’ordre et de la sécurité pour fonctionner correctement. En cela, la République Centrafricaine ne peut faire exception. Construire une armée structurée, ordonnée et respectueuse des principes démocratiques et des institutions républicaines est indispensable. Pour que les principes démocratiques et républicains prennent racine, cette armée doit avoir comme seul principe et seul devoir la défense du territoire et de l’intégrité de l’Etat qui tous deux concourent à la protection de la population et ceci de façon ostentatoire. L’intégrité du territoire et la sécurisation de l’Etat permettent le rayonnement des actions politiques. Or, le constat actuel des responsabilités démontre que le ministère de la Défense ne sait pas à quelle armée il faut confier la mise en application de la politique militaire de défense. Il est difficile dans ce contexte de structurer l’organisation, le recrutement et l’entraînement des forces armées ainsi que la gestion du personnel civil et militaire encore moins les dotations en armements et infrastructures. » Après ce constat, le groupe Wa A Za a énuméré un certain nombre de propositions générales pour la refondation l’armée nationale. Au total, le document dudit Manifeste ne comporte que six (6) pages, donc rapidement exploitable par un Futur président de la République.
Enfin, Madame ou Monsieur le Futur président de la République, qu’il me soit permis de porter à ton attention les conclusions d’une pertinente étude de la Banque mondiale intitulée Briser la spirale des conflits. Guerre civile et politique du développement. Au fil de cette étude ses auteurs en sont arrivés une conclusion qui devrait normalement te faire flipper davantage : « Pour un pays qui parvient au terme d’une guerre civile, précise ce document, le risque de retomber dans un conflit intérieur dans les cinq années qui suivent est de 44%. [18] Ce risque élevé s’explique par le fait que généralement, les facteurs à l’origine du conflit initial n’ont pas disparu. Si avant le conflit, le pays était marqué par la faiblesse de son revenu par habitant, la présence dans certaines régions rurales d’abondantes ressources naturelles, son voisinage avec un pays hostile et l’existence d’une importante diaspora, ces différentes caractéristiques n’auront vraisemblablement pas disparu une fois la paix revenue. » Poursuivant l’analyse, cette étude indique que « certains pays sont naturellement enclins à la guerre civile de par leur situation géographique et leur structure économique : à peine le gouvernement aura-t-il réglé un conflit avec un premier groupe rebelle qu’un second va probablement lui manifesté son hostilité. » Madame ou Monsieur le Futur président de la République, les différentes crises qu’a connues la RCA échappent-elles vraiment à ces explications ? Une fois élu, sauras-tu briser définitivement la spirale des conflits en Centrafrique ?
Madame ou Monsieur le Futur président de la République, pour briser définitivement la spirale des conflits en République Centrafricaine, il serait hautement souhaitable que tu envisages, avec l’appui des partenaires internationaux, une sorte de « Plan Marshal » pour ton pays à l’issue de la période de transition. Dudit plan Marshall découleront de grands travaux publics pouvant absorber la masse de jeunes désœuvrés qui, faute de mieux ou devant la précarité de leurs conditions de vie, se laissent enrôler par des mouvements politico-militaires. Expérimentés dans certains pays ayant connu des périodes sombres comme la RCA, il semble que ces grands travaux publics ont contribué à consolider la paix dans leur zone d’intervention. Ce fut le cas du « Programme cadre d’appui aux communautés (PCAC) »[19], exécuté directement par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) au Burundi.
Comme le rapporte un expert du PNUD, le PCAC avait pour finalité de contribuer à « consolider les acquis de la paix dans sa zone d’intervention ». Et selon M. Gaétan Blais[20], ce programme jouissait d’un succès d’estime important auprès des communautés, des autorités burundaises, des bailleurs de fonds, du PNUD et de l’ensemble des représentants du système des Nations Unies. En novembre 2001, un rapport d’évaluation externe et indépendante du programme en tirait les conclusions suivantes : « A ce jour, on peut sans risque excessif d’erreur avancer que le PCAC a véritablement contribué au renforcement de la cohésion sociale dans les communautés où il est intervenu et qu’il y a permis de conforter les acquis de la paix. »[21]
Madame ou Monsieur le Futur président de la République, tel est, à mon sens, l’essentiel des actions à dérouler autour de la première devise des Centrafricains. Cependant, quid des initiatives visant à garantir le respect et la préservation de la seconde devise ?
B) Les initiatives visant a garantir aux centrafricains le respect et la préservation de leur dignité
Deuxième devise des Centrafricains, le statut du concept de « dignité » a fait l’objet d’une intéressante controverse doctrinale. Alors que pour certains, la dignité est « principe métajuridique » [22], d’autres évoquent le « droit à la dignité » comme un « principe matriciel »[23]. Madame ou Monsieur le Futur président de la République, encore une fois de plus, point n’est besoin de s’attarder ici sur les méandres ce débat académique. En revanche, un bref rappel sur la consécration historique de ce concept ne serait guère inutile.
Présenté en effet par une partie de la doctrine comme un « concept nouveau »[24], le mot dignité a été utilisé dans des textes juridiques anciens[25]. C’est cependant principalement au lendemain de la seconde guerre mondiale que l’expression dignité de la personne humaine est apparue dans les grandes déclarations de droits fondamentaux, surtout dans les préambules (déclaration de Philadelphie du 10 mai 1944 sur les buts et objectifs de l’Organisation Internationale du Travail[26], Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948[27], ou encore Pactes internationaux de 1966[28]), mais aussi dans le texte même de ces déclarations (par exemple toujours dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948[29]).
Madame ou Monsieur le Futur président de la République, de l’économie générale de ces différents textes, il résulte que la dignité de l’homme est un principe juridique assez vaste dont le respect « implique la protection non seulement des droits civils et politiques mais des droits économiques et sociaux »[30]. En d’autres termes, le respect de la dignité de la personne humaine est d’abord un « droit-liberté » en ce qu’il va imposer un devoir d’abstention à l’Etat. Celui-ci ne pourra pas porter atteinte à la dignité de la personne humaine (1). Il est aussi un « droit-créance » en ce qu’il va également imposer à l’Etat le devoir de favoriser la mise en œuvre de cette dignité (2).
1) L’obligation d’abstention
Comme l’explique assez clairement M. Benoît Jorion[31], Maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise, on peut légitimement craindre que l’Etat n’abuse de son pouvoir en portant atteinte à la dignité des individus. Ce risque est d’autant plus grand lorsque ces individus sont des usagers « involontaires » des services publics. Les commissariats, les prisons, les établissements scolaires, les établissements hospitaliers ou les établissements sociaux sont autant d’institutions où l’individu est en position de faiblesse, incapable de se soustraire à une atteinte à sa dignité. Il se retrouve face à des agents qui peuvent être tentés d’abuser de leur autorité, et, selon une gamme extrêmement étendue, de poser atteinte à la dignité de sa personne. Les Centrafricains se souviennent très bien de la formule « Tu me connais ! », qui permettait à certains compatriotes de porter atteinte à leur dignité.
Prohiber de la façon la plus ferme à l’Etat et à ses agents de porter atteinte à la dignité de la personne humaine ne peut être contesté. C’est ce type d’atteinte à la dignité humaine qui est le plus évident et le plus grave. Madame ou Monsieur le Futur président de la République, cela signifie en d’autres termes que « la responsabilité de protéger »[32] le peuple centrafricain t’incombe au premier chef : tu veilleras donc à ce que des « Tu me connais ! » ne soient plus de retour en Centrafrique. Car en allant massivement te voter le 30 décembre dernier, les Centrafricains ne veulent plus entendre parler des « Tu me connais ! ». Par leur vote, ils voudraient que tu t’entoures essentiellement de personnalités compétentes et honnêtes aptes à organiser un certain nombre de prestations pour leur félicité.
2) L’obligation de prestation
Le principe de la dignité de la personne humaine constitue aussi une obligation positive d’action pour l’Etat qui va, en conséquence, devoir organiser un certain nombre de prestations, afin d’éviter que ne perdurent des situations qui portent atteinte à la dignité de l’être humain. La notion de dignité de la personne humaine peut servir de notion de rattrapage pour imposer la réalisation des droits économiques sociaux évoqués par les pactes de 1966. Pour simplifier, Madame ou Monsieur le Futur président de la République, il sera question pour toi de faire en sorte que le maximum des Centrafricains, pour reprendre pour la dernière fois Madame le Chef de l’Etat de Transition, arrive à « conjuguer les cinq » (5) verbes de Barthélémy Boganda, à savoir : « nourrir, soigner, vêtir, éduquer, loger ». Les différents ministères du GACM énumérés ci-dessus auront la lourde responsabilité de traduire en politique publique l’essentiel de ces droits. Il s’agit entre autres du : droit à l’instruction et à l’épanouissement de la personnalité ; droit en matière de logement ; droit au travail et à une rémunération équitable ; droit à la protection d’un environnement sain ; droit à la protection de la santé ; droit à la culture et aux loisirs, etc.
Telle est, Madame ou Monsieur le Futur résident de la République, la substance du message que je voudrais te délivrer par voie épistolaire. Et dans l’espoir que tu aideras véritablement le peuple centrafricain à « franchir une étape nouvelle », à partir du 1er avril 2016, il ne me reste plus qu’à te souhaiter ainsi qu’à ta petite famille[33] :
Bonne et Heureuse année 2016 !
Nice, le 3 décembre 2016.
Alexis N’DUI-YABELA
[1] Voir J. Gicquel et J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, 29e édition à jour de la réforme, Montchrestien/lextensoéditions, coll. « Domat droit public », 2015, p.77.
[2]Voir Commission préparatoire du Forum National de Bangui, Projet de termes de référence du Groupe thématique 4 « Développement économique et social », p.2.
[3]Abraham Maslow (1908-1970) est un psychologue qui a pu établir une pyramide des besoins avec, à la base, les besoins fondamentaux ou primaires et, au sommet, les besoin accessoires. Le principe est que « la satisfaction ne s’accroît pas lorsqu’on comble un besoin si les besoins du niveau inférieur n’ont pas été comblés avant ». Mais, dans toute hiérarchisation, quels que soient les vocables utilisés, les besoins concernant le maintien de la vie sont prioritaires.
[4]L’Agenda 21 le souligne également dans son vingt-cinquième principe : « La paix, le développement et la protection de l’environnement sont interdépendants et indissociables ».
[5]Voir « Rapport général des consultations populaires à la base en République Centrafricaine (Document de travail élaboré par l’équipe des rapporteurs) », Bangui, 15 mars 2015, pp.5-7.
[6]Voir étude de l’Ambassadeur Nelson Cosme, « Architecture de la paix et de la sécurité en Afrique centrale », in H. B. Hammouda, B. Bekolo-Ebe et T. Mama (dir.), Intégration régionale en Afrique centrale : Bilan et perspectives, Paris, Karthala, 2003, pp.303-307 ;
[7]Voir « Rapport général des consultations populaires à la base en République Centrafricaine », précité, p.6.
[8]Voir C. Dufy et C. Thiriot, « Les apories de la transitologie : quelques pistes de recherche à la lumière d'exemples africains et post-soviétiques », in Revue internationale de politique comparée, Vol. 20 n°3/2013, p.23 et suiv. ; ou encore Juan J. Linz, Démocratic transition and démocratique consolidation, miméo, july 1991, p.2, cité par Natalie Cooren, « Transition démocratique d'un pays : quelques précisions théoriques » consultable à l’adresse suivante : « http//www.inenees.net/bdf_fiche-notions-177_fr.html ».
[9]Voir J.-P. Massias, « Pacification et transition constitutionnelle. Réflexions sur les limites de l'autosatisfaction positiviste », in Démocratie et liberté : tension, dialogue, confrontation. Mélanges offerts à SLOBODAN-MILACIC, Bruxelles, Bruylant, 2008, p.174.
[10] Voir Juan J. Linz, op.cit.
[11]Voir L. Sindjoun, « Le gouvernement de transition : éléments pour une théorie politico-constitutionnelle de l’Etat en crise ou en reconstruction », in Mélanges Slobodan MILACIC précité, pp.967-1011.
[12]Voir D. Niewiadowski, « La République centrafricaine : le naufrage d’un Etat, l’agonie d’une Nation », op. cit., p.4.
[13]Pour ne citer que des ouvrages récents, voir notamment : P. Türk, Principes fondamentaux de droit constitutionnel, Paris 8e édition 2015-2016 à jour de tous les textes et dernières actualités constitutionnels, Gualino/Lextensoéditions, coll. « MEMENTOS LMD », pp.25-26 ; M.-A. Cohendet, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ/lextensoéditions, coll. « COURS », 2013, pp. 82-83 ; J. Gicquel et J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, 29e édition à jour de la réforme, Montchrestien/lextensoéditions, coll. « Domat droit public », 2015, pp.62-71 ;
[14]Voir J.-C. Zarka, Droit international public, Paris, Editions Ellipse, coll. « Mise au point », 2015, pp.49-50 ; E. Decaux et O. de Frouville, Droit international public, Paris, 9ème édition Dalloz, coll. « Hyper cours », 2014, pp.171-179 ; C. Roche, L’essentiel du droit international public, Paris, 6ème édition Gualino, Coll. « Les carrés », pp.60-62 ; M. Perrin de Brichambaut et al., Leçons de droit international public, Paris, 2e édition Presses de Sciences Po/ Dalloz, coll. « amphi », 2011, pp.58-60.
[15]Voir Y. Petit, Droit international du maintien de la paix, Paris, L.G.D.J., 2000, p.65.
[16]Voir Y. Daudet, « La restauration de l’Etat, nouvelle mission des Nations unies ? » in Les Nations Unies et la restauration de l’Etat, Quatrièmes rencontres internationales de l’IEP d’Aix-en-Provence, 16-17 décembre 1994, Paris, Pedone, 1995, p.17.
[17]L’intitulé exacte est « Manifeste pour la structuration des forces armées nationales à mettre en place afin d’assurer la défense et la sécurité en RCA.
[18]Voir Banque mondiale, Briser la spirale des conflits. Guerre civile et politique du développement, document traduit de l’américain par Monique BERRY et publié aux éditions De Boeck & Larcier s.a, Bruxelles, 2005, p.107.
[19]Voir G. Blais, « Consolider les acquis de la paix au Burundi. La reconstruction physique et sociale des communautés », in Yvan CONOIR et Gérard VERNA (dir.), Faire la Paix. Concepts et pratiques de la consolidation de la paix, Canada, Les Presses de l’Université de Laval, 2005, pp.553-578.
[20] Voir son étude précitée, p.554. L’auteur note par la suite que le PCAC constitue une expérience originale pour le PNUD, particulièrement dans sa façon de fonctionner. « En effet, seulement 4 bureaux du PNUD dans le monde avaient accepté d’exécuter eux-mêmes un projet visant à appuyer la réhabilitation et la réinsertion des sinistrés d’une guerre civile alors que son métier est habituellement d’appuyer les gouvernements ou de faire exécuter ses projets par d’autres agences des Nations Unies. »
[21]Citation rapportée par Gaétan Blais, op.cit, p.553.
[22]Voir M. Fabre-Magnan, « Le statut juridique du principe de dignité », in Droits-n°58, 2013, p.170 et s.
[23]Voir B. Mathieu, « Pour une reconnaissance de ‘’principes matriciels’’ en matière de protection constitutionnelle des droits de l’homme », in Recueil Dalloz, 1995, p.211.
[24]Voir B. Edelman, « La dignité de la personne humaine, un concept nouveau », in Recueil Dalloz, 1997, p.185. En 1999, il reprend l’idée pour intituler la dernière partie de son livre La personne en danger (Puf, Coll. « Doctrine juridique », p.506) : « Un nouveau concept : la dignité ».
[25]En guise d’illustration, on peut citer le décret Schoelcher du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage en France. La première phrase de ce décret énonce en effet « que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ».
[26]II, a) : « Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales. »
[27] Dès la première phrase du préambule : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. » Puis une seconde fois toujours dans le préambule : « Considérant que dans la Charte les peuples des nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de leur personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande. »
[28]Le concept de dignité est cité deux fois dans le préambule du pacte relatif aux droits civils et politiques : « Considérant que, conformément aux principes énoncés dans la Charte des Nations Unies, la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde », puis « Reconnaissant que ces droits découlent de la dignité inhérente à la personne humaine ».
[29]Où le mot est cité dans trois articles dont l’article premier qui proclame : « Tous les êtres humains naissant libres et égaux en dignité et en droits. »
[30] Document adressé par le Comité directeur pour les droits de l’homme au Comité des ministres du Conseil de l’Europe en octobre 1987.
[31]Voir son article intitulé « La dignité de la personne humaine ou la difficile insertion d’une règle morale dans le droit positif », in RDP-n°1/1999, pp.201-204.
[32] Pour des renseignements détaillés, se reporter aux auteurs ci-après : J-B Jeangène Vilmer, La responsabilité de protéger, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2015, 126p. ; O. de Frouville, « Perspectives du droit cosmopolitique sur la responsabilité de protéger », Droits, 2013, n°57, pp. 95-118 ; G. Evans, « The Responsability to protect : an Idea Whose Time Has Come… and Gone ? », International Relations, vol.22, 2008, pp.283-298 ; S. Szurek, « Responsabilité de protéger, nature de l’obligation et responsabilité internationale », in Société française pour le droit internationale (SFDI), La responsabilité de protéger, Paris, Pedone, 2008, pp.94-97 ; A. Peters, « Le droit d’ingérence et le devoir d’ingérence-Vers une responsabilité de protéger », Revue de Droit international et de Droit comparé, 2002, pp.290-308 ; ou encore le Rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats (CIISE), publié en décembre 2001 et consultable à l’adresse : http://www.iciss.gc.ca/pdfs/Rapport-de-la-Commission.pdf. Ce rapport est intitulé « La responsabilité de protéger ».
[33]A compter du 1er avril 2016, ta grande famille sera désormais le peuple centrafricain.