Par Josias TEBERO, socioanthropologue, Enseignant-Chercheur à l’Université de Bangui
Les crises récurrentes que connait la République depuis plus de deux décennies amènent le public à se questionner sur la tournure que prennent les événements, sur la perception de la vie humaine tant le paroxysme de l’incompréhensible ou de l’indescriptible est atteint suite aux comportements nouveaux qui s’affichent.
Face aux actes crapuleux de toute nature, le commun des mortels, même les citoyens les «plus éclairés », se tournent vers les hommes des sciences sociales pour la recherche de la compréhension des phénomènes qui se produisent et en même temps solliciter des solutions toutes faites. C’est ainsi qu’on entend des propos tels que: « c’est l’affaire de vous les sociologues, les anthropologues… ». Comme si les anthropologues et les sociologues endossaient la toge du charlatan ou du marabout des temps modernes prêt à solutionner tout, en un mot, apporter la guérison après consultation des cauris, des cas pathologiques créés par l’incurie des hommes.
Notre interpellation répétitive par notre entourage sur la problématique de la cohésion sociale, du vivre ensemble, nous amène à comprendre que le peuple est en quête d’un équilibre perdu. Cet ensemble de concepts prennent la forme d’un refrain repris en cœur par les acteurs de la vie sociale et politique à travers les medias sans pour autant connaître leurs significations intrinsèques. De plus, leur utilisation abusive mue par la volonté des acteurs, qu’ils soient de la société civile, politiciens véreux ou marchands d’illusion, semble ne pas obéir, un seul instant, à une réelle volonté de rechercher les véritables causes de la dislocation sociale vécue ou de l’anomie dans laquelle la société centrafricaine est plongée, mais plus tôt de réinstaurer par coup de bâton magique la paix sociale tant recherchée.
Les multiples interrogations sur les violences répétitives, le comment réduire son ampleur et la solution à envisager, nous amènent à prendre la plume pour apporter notre modeste contribution à la réflexion sur la problématique de la cohésion sociale tant recherchée suivant une approche rétrospective et théorique de l’identité sociale développée par Licata L. (2007) qui rejoint celle de Sherif (1966) fondée sur des conflits réels. Cette théorie met en évidence des situations relationnelles intergroupales qui peuvent être soit compétitives, soit coopératives telles que vécues dans notre société.
Cette démarche compréhensive n’est pas souvent prise en compte par certains acteurs sociaux qui évitent, volontairement peut-être, de tomber dans un mécanisme d’introspection qui pourrait naturellement mettre à nu les erreurs et les incohérences commises durant leurs parcours. Or, à notre humble avis, cette logique introspective constitue un moyen d’identification et de capitalisation de nouvelles ressources indispensables à la prévention et à la résolution des problèmes qui minent la société.
Avant d’aller à l’essentiel de notre réflexion, il serait judicieux de présenter la République Centrafricaine ce pays qui, depuis des années, n’arrive pas à sortir de l’ornière en dépit des efforts multiformes apportés par la communauté internationale et les personnes de bonne volonté.
C’est quoi, la cohésion sociale ?
Une question que se pose souvent l’homme de rue sur ce concept ou groupe de concepts à la mode en Centrafrique. Ces dernières années, plusieurs faits nous donnent l’occasion de mesurer l’allure avec laquelle la cohésion sociale s’est étiolée au fil du temps. Lorsque les symboles de l’unité nationale, l’expression d’une même appartenance, d’une communauté de valeurs et de croyances sont foulés au sol, ceci témoigne à suffisance le degré de la désintégration sociale entamée depuis plusieurs décennies. En entonnant l’hymne national à la montée des couleurs nationales, symboles de l’unité, le passant doit obligatoirement marquer un arrêt pour manifester son respect et son adhésion à l’acte collectif en cours. Aujourd’hui, l’obéissance à cette règle élémentaire de la vie sociale est reléguée au second plan puisque la citoyenneté y relative n’est plus développée pour créer chez l’individu un sentiment d’appartenance. Le recrutement dans la Fonction Publique ou dans le secteur privé sur des bases peu orthodoxes privilégiant les procédures ethniques, tribalistes a, ces dernières décennies, engendré des frustrations et des replis identitaires chez les plus démunis qui n’ont ni attaches, ni ressources financières pour « acheter les postes ». Rares sont ceux des hommes politiques qui ont pris au sérieux le phénomène afin d’envisager des solutions idoines. Voilà un exemple très simple sur lequel nous voudrions bien ici fonder notre postulat de départ sans pour autant nous montrer simpliste.
Pour mieux recadrer notre analyse de la situation qui prévaut, nous allons nous attarder sur une approche définitionnelle qui pourrait paraître longue et ennuyeuse, cependant très enrichissante pour le commun des mortels qui cherche la clarté et l’intériorisation de la quintessence des discours que tiennent les acteurs.
La cohésion sociale est la nature et l'intensité des relations sociales qui existent entre les membres d'une société dans son sens pluriel. Ce concept est utilisé au sens large sans connotations pour signifier l'intensité du lien social, c'est-à-dire, les interactions entre les individus. En effet, l'expression a pris place dans les débats publics depuis 1893 (Emile Durkheim) et reprise en 1983, un siècle après, par Gérard Mendel qui parlait de la « dilacération toujours plus grande du tissu social ».
Le sociologue Emile Durkheim dans son ouvrage « De la division du travail social » en 1893, définissait la cohésion sociale comme l'état de bon fonctionnement de la société où s'exprime la solidarité entre individus et la conscience collective. C’est à ce titre qu’il affirme : « Nous sommes ainsi conduits à reconnaître une nouvelle raison qui fait de la division du travail une source de cohésion sociale. Elle ne rend pas seulement les individus solidaires, comme nous l'avons dit jusqu'ici, parce qu'elle limite l'activité de chacun, mais encore parce qu'elle l'augmente. Elle accroît l'unité de l'organisme, par cela seul qu'elle en accroît la vie; du moins, à l'état normal, elle ne produit pas un de ces effets sans l'autre». (Durkheim E. 1893).
Dans l’interprétation durkheimienne, l’anomie signifie un manque de régulation, une dérégulation de la vie sociale et, plus précisément, « un état transitionnel d’absence de règles ».
Dans l’analyse de situations individuelles, la référence à l’anomie permet de mettre en évidence ou de qualifier des comportements non-normatifs (les cas de déviance) suscités par une disjonction éventuelle entre les exigences culturelles normatives et l’absence de moyens de les concrétiser (Merton, 1957). Dans cette perspective, lorsque la société « échoue » dans une situation de malaise où le contrôle social n’est plus exercé pour assurer sa régulation aux fins d’aboutir à une « guérison sociale», il est plus urgent d’effectuer un retour aux sources.
La difficulté pour la Centrafrique aujourd’hui est qu’il est peut-être utopique de parler de « sources » du moment où, depuis des décennies, les sociétés rurales (porteuses de résidus de riches valeurs culturelles) sont désintégrées suite aux crises imposées par des multiples rebellions et de mouvements sociaux ayant entraîné la destruction des villages et occasionné des déplacements des populations vers des sites éloignés des voies routières pour échapper aux attaques de bandes armées.
Emile Durkheim, se référant à la situation anomique de son époque, pensait que les sociétés et organisations humaines voient leur cohésion sociale se développer par l'existence soit de liens marchands, soit de liens politiques, soit de liens communautaires.
Vu sous cet angle, la cohésion sociale s'obtiendrait par la confiance envers les institutions et la confiance horizontale qui consiste à disposer d'un capital social, c'est-à-dire l’action concertée d’hommes et de femmes capables de fournir des entraides sans en attendre un retour immédiat, par exemple dans le cadre de réseaux ou d'associations (associations religieuses, chorales, clubs de football, association de jeunes, groupes d’âge, etc.). De tels réseaux facilitent également l'investissement dans la vie publique et renforcent la cohésion. [
La recherche effrénée de la cohésion sociale prend la forme d’un paradigme, c’est-à-dire, une représentation du monde, une manière de voir les choses, ou en un mot un modèle cohérent de vision du monde qui repose sur une base définie. Plusieurs auteurs en sciences sociales se sont versés dans ce paradigme au même titre qu’Emile Durkheim. C’est le cas de Raymond Boudon, Raymond Aron et autres qui distinguent la cohésion sociale du concept marxiste de lutte de classes «une théorie qui explique les enjeux et les tensions dans une société divisée en classes sociales, chacune luttant pour sa situation sociale et économique... »[1]. Dans cette optique, l’action politique s'orienterait vers l'agrégation des individus de toutes conditions confondues vers des intérêts communs pour ainsi faire coexister les inégalités présentes dans la société et détourner les classes sociales les plus défavorisées de la révolte. En cela, la politique de cohésion sociale a un rôle de pacification et de contrôle social. Dans la mouvance rousseauiste, les inégalités sont le fruit de la société. La lutte contre les inégalités est, dans ce cadre, l'un des fondements de son action tandis qu'une autre mouvance cherche à donner suffisamment de liberté à l'individu pour qu'il puisse se réaliser et, accessoirement, maintenir la cohésion de la Nation en évitant que les inégalités deviennent trop criantes.
Au-delà, retenons que le terme cohésion est utilisé dans un objectif collectif, voire national-étatique depuis le 18e siècle. La cohésion sociale a donc pour but de contribuer à l'équilibre et au bon fonctionnement de la société, tandis que la lutte contre les inégalités, tend au contraire à corriger les déséquilibres produits par la société. Vu sous cet angle, on pourrait se demander s’il s’agirait, dans le cas concret de notre pays, de mener une lutte contre les inégalités et la misère ou de la reconstruction de la cohésion sociale.
En outre, ce concept peut également désigner la possibilité à chaque citoyen de participer activement à la société et d'y retrouver sa reconnaissance. Chaque fois que nous jetons un regard sur les pratiques en cours, certains phénomènes susceptibles de distendre les liens entre les individus comme le chômage, la pauvreté, l’exclusion, la criminalité, la xénophobie, se manifestent à fleur de peau. On observe la relégation de certaines populations (minorités, immigrées) et de certains quartiers selon des étiquettes religieuses, violentes, sources de délitement des liens sociaux qui, naturellement ne favorisent pas les synergies et la qualité de vie des membres de la société qui entretiennent des relations sociales vécues positivement.
Seule une évaluation de l’intensité de la cohésion sociale par une enquête de satisfaction dans nos milieux (urbain et rural) pourrait permettre de mieux apprécier le contexte dans lequel nous sommes plongés. C’est à partir de ce travail d’évaluation que nous pourrions mieux mesurer les causes et les conséquences de la fracture sociale à laquelle nous assistons.
Cette longue définition permet de mettre en exergue le contenu du concept et de mesurer la signification qu’on lui accorde ces derniers temps, comme si ce concept peut, par simple coup de bâton magique, ramener la paix et la sécurité attendues. Loin de remettre en cause l’expression de la volonté politique et la poursuite légitime d’un idéal commun entamées par les acteurs, nous voudrions ici jeter un phare sur les pratiques qui concourent à la fracture sociale aujourd’hui où l’espace public connu comme un « lieu de passage et d’interaction sociale fortuite » et la rue, comme un marché deviennent des milieux où fleurissent des «transactions, démarchage, colportage, rumeurs, prostitution, drogue, alcoolisme, agressions, vols et crimes de toute sorte». (Hérault G., 1994, p.1).
Parler de la cohésion sociale c’est faire recours à la notion d’intégration. Une société dont les membres sont bien intégrés vivant dans une parfaite harmonie ou relativement entrelacés par de liens sociaux solides, a des capacités de juguler ses conflits internes. Qu’en est-il du processus d’intégration sociale en Centrafrique et quels sont les facteurs inhibiteurs qui constituent les germes d’un éclatement de la cohésion sociale ?
Les obstacles à l’intégration sociale
La cohésion sociale tant recherchée prend sa source dans l’intégration sociale qui dépend quant à elle du respect des normes et des valeurs sociales partagées par les membres d’une société. Une norme étant une règle explicite ou implicite qui prescrit une conduite socialement valorisée, la valeur quant à elle vu comme un principe, oriente l’action de l’individu. Un individu peut s’intégrer à un groupe lorsqu’il partage certaines de ses normes et ses valeurs. Qu’on soit chrétien, animiste ou musulman la valeur recherchée pour son intégration sociale doit être la paix et l’unité dans le respect de la diversité. A ce titre, l’intégration devient dès lors un facteur de cohésion sociale car l’individu développe un sentiment d’appartenance à la collectivité, un attachement au groupe et occupe une place reconnue par les siens. Par la cohésion sociale les individus sont unis par des liens sociaux étroits et solides partageant des idéaux communs. D’une manière générale, le défaut d’intégration peut conduire à l’exclusion sociale ou à une marginalisation fruit des conflits sociaux muris depuis des années au sein des communautés devant l’indifférence des acteurs politiques et sociaux et qui font surface dès la première étincelle avec des conséquences incalculables telles que ce nous vivons aujourd’hui.
En effet, la manifestation de l’intégration sociale se traduit par les composantes des liens sociaux (adhésion aux groupements associatifs, récréatifs), économiques (production et commerce) et politiques (vote, militantisme), alliance entre groupes ethniques, etc., qui correspondent à l’ensemble des relations qu’entretient un individu avec les autres membres d’un groupe social dans une vie de proximité qui se traduit aussi par des relations d’entraide au sein de la famille, dans le voisinage, par exemple. Mais au-delà, il existe des liens de solidarité collective qui s’expriment par le paiement de cotisations et le versement de prestations, le paiement des impôts ou la participation effectivement à la vie communautaire.
Or, lorsque nous jetons un regard pointu sur les rapports sociaux existants entre ceux des centrafricains dits autochtones et les immigrés (peu importe la durée de leur séjour en terre centrafricaine), on note une forme de distanciation des liens fondés uniquement sur des intérêts économiques (exploitation des ressources et exportation ou rapatriement des profits). Rares sont ceux qui investissent dans le pays en créant des emplois et par ricochet, contribuent directement ou indirectement à la réduction de la pauvreté. Rappelons-nous des refrains chantés par nos artistes musiciens qui soulignent le vol et pillage de ressources par les « étrangers » «a wa ndé a nzi mossoro ti è » ou « nos richesses sont volées par les expatriés ».
Des propos qui traduisent la latence de conflits en opérant des factures entre autochtones et immigrés et au-delà, limitent la propension à l’émergence d’une véritable politique d’intégration sociale. Dans la société où les liens économiques sont basés sur la recherche effrénée du gain, l’enrichissement illicite au détriment des liens de solidarité et de production à des fins collectives, gage de la stabilité socioéconomique et politique, on ne peut qu’assister à un climat de méfiance et au développement du mécanisme de projection par lequel les citoyens pensent que les la cause de leur malheur c’est les autres.
L’actualité nous fait comprendre que les compatriotes d’origine tchado-soudanaise avaient une stratégie de conquête de l’espace économique qui se fonde sur la conversion ou « le lavage de la tête » des natifs centrafricains à l’islam et le mariage des filles autochtones. L’inverse n’est pas autorisée parce qu’il est interdit au musulman de donner la main de sa fille à un « chitan » en d’autres termes un incirconcis, un incrédule ou un « Satan ». Le fossé entretenu par cette stratégie éloigne l’établissement des rapports de solidarité et d’intercompréhension entre les « chrétiens » et les musulmans.
Or, le lien social dans une communauté est fort lorsqu’il est fondé sur la reconnaissance mutuelle, une conscience collective intense, un sentiment d’appartenance élevé, des rôles et des statuts sociaux prescrits, un souci de l’intérêt collectif prédominant, un contrôle social fort et une liberté individuelle forte. Les liens sociaux étant plus faibles dans une société comme la nôtre où l’intérêt personnel ou groupal est dominant excluant de fait tout sentiment d’appartenance commune et de solidarité caractéristique des sociétés africaines, nous ne pouvons qu’assister sans le vouloir et par effet de surprise à une forme de radicalisation des préjugés et du développement de la haine. Les propos d’un jeune « godobé » communément appelé délinquant mal payé après ses prestations de service par le commerçant musulman du type « la wa, la wa é ké ba» qui peut être traduit par « un jour viendra où vous rendrez compte ». L’émergence du conflit a offert une opportunité à ces délinquants de se muer en antiballaka (jeunes ruraux en lutte contre le pouvoir seleka en majorité musulmane) pour « régler leur compte ». Cette haine nourrie depuis des années n’a jamais été perçue ou prise au sérieux pour opérer une action anticipée pour faire barrière à son exploitation à des fins politiques.
Ainsi, un musulman communément appelé « bêngué », qu’il soit libanais ou tchado-soudanais, est vite identifié comme un spoliateur par les agents du fisc et les autres citoyens véreux qui attendent le moment venu pour « récupérer » les ressources illicitement extorquées. C’est tout naturellement que le manque d’intégration sociale obéit de fait à la fragilisation de lien social qui lui-même n’est pas fondé sur la communauté des croyances et des sentiments, la complémentarité et l’interdépendance des forces qui puissent concourir à la construction d’une nation unie et prospère (Schwartz et Bilsky, 1987).
De ce qui précède nous sommes amené à nous interroger sur les instances d’intégration à envisager et à développer aux fins de reconstruire la cohésion sociale et le vivre ensemble tant souhaités.
Les instances d’intégration
L’intégration sociale passe par un processus de socialisation par lequel l’individu intériorise les normes et les valeurs de son groupe d’appartenance (Schwartz S. ). Ceci suppose la prééminence d’une socialisation primaire avec l’intériorisation de celles-ci par les individus (surtout dès l’enfance) où les symboles de la cohésion sociale et d’appartenance, le renforcement de liens de solidarité dans les études, les jeux et loisirs, etc. sont entretenus. Elle est poursuivie par celle dite secondaire au cours de laquelle l’individu se reconnaît comme membre à part entière de la société. Elle permet de limiter le recours à la contrainte physique car l’intériorisation des normes et des valeurs du groupe permet de se comporter de façon conforme à ce qui est attendu. Elle est facteur d’intégration car en adoptant les principes généraux que recommande la société, l’individu affirme son sentiment d’appartenance. Le fait de payer ses impôts, le respect des codes sociaux, le soutien aux fauves (l’équipe nationale du football ou de basketball), l’ardeur au travail, le travail bien fait, le recours à la justice en cas de conflit, la lutte contre la violence, etc. forment chez le citoyen le socle de son intégration sociale qui n’est plus artificielle mais intériorisée durant un processus lent et solide.
Dans notre approche du type d’éducation à donner dans un pays en conflit, nous nous détachons largement des théories « urgencistes » qui consistent à résoudre un problème à la hâte en utilisant des moyens à court terme sans prévoir le long terme. Ainsi, nous avions retenu trois instances de socialisation que sont la famille, l’école et l’environnement culturel au sein desquels l’individu assure son intégration.
La famille, instance d’intégration primaire, au regard des faits, ne transmet pas assez les valeurs qu’il faut pour opérer une parfaite intégration sociale. Combien de parents n’ont-ils pas amené à domicile sous le regard curieux de leurs enfants, « le butin » de pillage et de vols ? Combien sont ceux-là qui ont désigné « l’ennemi » dans le voisinage à leurs enfants ? Combien ont inculqué l’esprit de vengeance aux enfants qui, au cours de jeux dans la rue, se sont battus avec leurs congénères qui se mettent à pleurer et à qui on demande de ne pas pleurer mais « de rendre la monnaie » pour prouver qu’ils sont « garçons » ?
Ce sont autant d’actes bénignes qui accompagnent nos enfants au quotidien et qui renforcent l’instinct de vengeance, de vol, de pillage et de violence chez celui-là qui est appelé à assurer la postérité.
L’homme en tant qu’« être social » ne naît pas social en fait, il le devient disait Rousseau. Ceci par un processus d’apprentissage complexe qui le rend apte à occuper sa place dans la société. La qualité de l’amour et des soins affectifs de la famille est un déterminant essentiel de la capacité de l’enfant à décrypter les normes et valeurs de la société dans laquelle il vit et à les intérioriser, donc à devenir un être social équilibré. C’est pourquoi, il est reconnu que la famille est le premier groupe humain auquel est confronté l’individu et qui le transforme. Les relations affectives sont essentielles dans la construction de l’individu et sa transformation en un être social.
En somme, les valeurs transmises par la famille concernent les domaines professionnels, les comportements domestiques, les croyances religieuses et tout autre domaine de la vie sociale et économique. Si celles-ci sont loin ou peu développées, comme c’est le cas aujourd’hui, où les enfants sont abandonnés à eux-mêmes, où les jeunes « s’autodéterminent », le processus d’intégration sociale et le renforcement de la cohésion sociale sont mis à rude épreuve.
L’école, ce «dispositif d’intégration multidimensionnel » est une instance de socialisation fondamentale qui permet à la fois les apprentissages indispensables à la vie sociale par intégration des normes, conduites et valeurs et l’insertion dans le monde du travail, lui-même instance de socialisation secondaire. Les règles sociales et politiques, les valeurs morales et civiques en vigueur dans le système scolaire sont inculquées dès le plus jeune âge aux enfants scolarisés. La formation intellectuelle et professionnelle sanctionnée par un diplôme ouvre l’esprit et facilite l’accès à la culture et au monde du travail.
En outre, l’école transmet des apprentissages explicites mais aussi implicites au travers des nombreuses interactions se déroulant entre les jeunes et les adultes et entre jeunes eux-mêmes. Le processus de socialisation scolaire participe de ce fait à la construction de l’identité et de la personnalité de l’individu. C’est pourquoi, l’ouverture de l’école à tous les enfants (dès le plus jeune âge) et l’allongement des études (massification scolaire) ont contribué à renforcer le rôle de l’école en tant qu’instance d’intégration.
Suite à la récurrence des conflits, les enfants en âge d’être scolarisés ne le sont pas. Plusieurs écoles sont fermées ou détruites mettant ainsi un coup d’arrêt à la poursuite de la scolarité de ceux qui y sont déjà et par ricochet à l’apprentissage de la citoyenneté. Chaque année le nombre des analphabètes s’accroît. De 52 en 2012 selon les données du PNUD, on pourrait atteindre facilement les 70% suite aux destructions massives des infrastructures scolaires et la dislocation des familles. Un phénomène qui réduit du coup le niveau de compréhension chez le citoyen de la dynamique culturelle et sociopolitique en cours. Il nous est arrivé d’écouter les jeunes, acteurs de la violence de ces derniers temps, commenter entre eux les événements en se basant sur de rumeurs infondées. Rares sont ceux parmi eux qui prennent du recul pour analyser le contenu des informations reçues avant d’agir. Comme souligné dans le livre saint « faute de connaissance, mon peuple périt », l’absence des acquis solides pendant le cursus scolaire entraîne de facto la soumission aux œuvres diverses de désinformation et de manipulation sources de conduites orientées vers la destruction massive contraire à la volonté inspirée par la recherche de la vérité et du dialogue.
Le travail, un lieu central de l’intégration
Depuis la fin des années 80, suite à la mise en application de la politique d’ajustement structurel impulsée par les institutions de Brettons Wood, l’Etat centrafricain n’a jamais offert un emploi de qualité devant permettre d’absorber la masse de diplômés. La cure d’amaigrissement de l’Etat, la gestion du remplacement numérique dans la Fonction Publique basée sur la tribalisation et le clientélisme, n’ont engendré que frustrations et déliquescence des rapports sociaux. La prolifération des sans-emplois et de la débrouillardise ont ouvert un nouveau champ de lutte pour la survie où la patrie, loin d’être considérée comme un instrument intégrateur, devient une jungle où le « chacun pour soi et Dieu pour tous », c’est-à-dire l’individualisme prend le dessus.
En effet, le travail n’est pas seulement une source de revenu pour l’individu, mais il est aussi un élément primordial de construction de l’identité et du statut de la personne, un lieu de relations sociales affectives et politiques. Que deviennent les marginaux, les « recalés sociaux » qui écument, à longueur de journée, les rues, les quartiers pauvres et les alentours des administrations publiques et privées ? Nous n’avons jamais imaginé ce qu’ils mijotent dans leur esprit devant le refus (volontaire ou non) des décideurs à prendre en compte leur situation et d’apporter des réponses satisfaisantes à leurs préoccupations.
Il est à noter que le chômeur, dans ce contexte de pauvreté accrue, perd ses repères, se sent inutile au monde (sentiment d’inutilité sociale), impuissant à se projeter dans l’avenir (vivre au jour le jour). Il perd ses liens avec les autres (surtout ceux de ses anciens condisciples qui, grâce à leurs relations familiales ou par l’ «achat » de poste arrivent à se détacher de lui. Des conditions qui le conduisent à la remise en cause de sa propre identité (dévalorisation de soi et culpabilisation) puisse qu’il n’arrive pas à assumer ses responsabilités d’homme, de mari, de père, de mère ou de membre reconnu du groupe familial au sens large du terme.
C’est en cela que le travail apparaît bien comme le lieu central de l’intégration dans la mesure où il permet de participer pleinement à la société (par les revenus qu’il génère) et l’établissement de tout un réseau relationnel essentiel dans la construction de l’individu. Que pourrait faire le chômeur qui, quarante ans après sa vie sur terre, n’arrive à conquérir un statut social qui lui confère sa dignité et son droit à l’existence ? La réponse à cette interrogation doit nous amener à repenser notre politique d’emploi au lieu de nous soumettre comme le mouton de Panurge aux exigences de la politique libérale qui ne fait que nous enfoncer davantage.
L’emploi confère à un individu très actif son identité qui correspond à l’ensemble des caractéristiques physiques, psychologiques et sociales retenues pour se définir. Il est généralement intégrateur dans les cas de stabilité professionnelle, de la régularité salariale fondée sur une consistance qui répond au coût de la vie. Le travail, dans une large mesure est un facteur d’intégration où l’homme intériorise les normes et les valeurs dont nous faisions mention plus haut. C’est aussi un lieu de sociabilité et d’échanges qui conditionne une grande partie de l’identité et du statut de l’individu. De tout cela dépend l’accès à la citoyenneté et la reconnaissance de soi comme membre à part entière de la société centrafricaine et de surcroit humaine.
L’effondrement ou la déliquescence des principales instances de socialisation et de la construction de la cohésion sociale
Interrogeons-nous, un tant soit peu sur notre «instituteur du social» qu’est l’Etat, c’est-à-dire l’instrument de régulation du vivre ensemble au travers de ses fonctions politique, sociale, culturelle et économique. Depuis 2013, nous sommes arrivés à une situation de non-Etat où le pays a perdu sa capacité intégratrice des principales instances de socialisation. La persistance de la crise financière, son efficacité et sa légitimité (la transition et son prolongement continuel) enserre la famille dans l’instabilité, l’école peine à rétablir l’égalité des chances et enfin, le travail se précarise.
On est enfin dans une quête de régulation sociale qui correspond à l’ensemble des mécanismes permettant au pays de reconstruire ou de maintenir sa cohésion sociale. Devant la fragilisation des instances de socialisation traditionnelles qui affaiblit le lien social, il est davantage question d’aller vers une politique de recomposition et de reconstruction sociale par notre engagement à nouer des nouveaux rapports sociaux et d’agir directement sur la vie de la cité sur la base de nouveaux systèmes de normes et de valeurs, de nouvelles formes de renouvellement des liens sociaux.
C’est dans cet ordre d’idées qu’il est plus qu’urgent d’ouvrir les « yeux nationalistes » pour combattre sans complaisance la pauvreté et l’exclusion. Nous sommes arrivés à un seuil absolu de pauvreté où les revenus ne permettent pas de satisfaire les besoins élémentaires des ménages ou d’accéder à un niveau de vie considéré comme « normal ». Cela a été démontré par notre étude (Tébéro et al, 2011) sur la pauvreté en Centrafrique où les ménages consomment une seule fois par jour avec un minimum de 160 FCFA par individu soit, 0,0012 euros, ce qui dépasse largement le seuil de pauvreté de 500 FCFA avec un taux qui pourrait s’élever à plus de 60%. Ces données montrent à suffisance le degré d’inégalité sociale, conséquence d’une mauvaise redistribution de ressources qui, à son tour, accroît le fossé entre les nantis et les pauvres. La conduite et les types de comportement affichés suite à chaque crise témoignent à suffisance le niveau d’expression de la haine et de vengeance des manifestants qui détruisent, pillent et volent ; conduites taxées à tort ou à raison de « sauvages » ou de « barbares ».
L’exclusion et l’exacerbation de la culture de la violence
L’exclusion est un phénomène multidimensionnel. Elle est souvent le résultat d’un cumul de handicaps sociaux tels que chômage ou perte d’emploi, faibles revenus, éclatement familial, perte de logement, etc., qui empêchent l’individu de participer pleinement à la vie sociale. A l’observation, l’exclusion est avant tout économique car l’absence ou l’insuffisance de revenus ou le chômage est synonyme d’isolement social dans une société moderne, de plus en plus monétarisée. Elle résulte en outre du manque de renforcement des mécanismes d’intégration sociale par le biais de la scolarisation et la formation-emploi. Lorsqu’une partie croissante de la population est mise à l’écart des instances de socialisation (comme l’école), ceux qui n’y participent pas sont menacés d’exclusion et ne peuvent mener qu’une vie marginale.
L’hégémonie du modèle libéral a tendance à faire apparaître tous les marginaux (enfants de la rue, chômeurs, personnes âgées, veuves et orphelins, mendiants, prostitués, etc.), comme des exclus, ce qui peut contribuer à faire basculer cette population dans une exclusion véritable. Ceci conduit à des phénomènes de rupture du lien social lorsque les individus sont exclus des principaux droits fondamentaux tels que préconisés par le Président BOGANDA dans ses cinq verbes : nourrir, loger, vêtir, soigner et éduquer.
En effet, il faut que l’insuffisance de revenus ne rend pas effectivement pauvre de manière absolue. Mais elle peut conduire à l’exclusion si elle n’est pas régulière, garantie et sécurisée. Le rythme de paiement de salaires et pensions, leur montant en rapport avec le niveau de vie remettent en cause l’effort de stabilisation familiale par une gestion rationnelle du minimum perçu. Ainsi, l’insuffisance de revenus conduit à la pauvreté qui devient à son tour un facteur d’exclusion lorsqu’elle se combine à toute une série de ruptures par rapport aux instances d’intégration.
Le manque de planification et la mauvaise gouvernance fondée sur des actions menées au coup par coup ont fait émerger une culture de médiocrité et d’attentisme au sein de l’administration devenue nonchalante, amnésique et incapable d’anticiper sur les événements. Cet état de fait crée chez les citoyens des frustrations et une culture de violence. « Si tu n’agis pas tu n’auras rien » disait-on.
Ainsi le versement de salaires, le paiement des pensions et bourses d’études ou de tout autre avantage dus au citoyen font l’objet de revendications permanentes en Centrafrique. C’est en cela que nous relevons l’institutionnalisation de la culture de la violence par l’Etat qui, par manque de volonté d’anticiper et de planifier ses actions à l’endroit des citoyens, est soumis à l’exercice du mythe de Sisyphe, constamment en train de jouer au pompier devant les mécontentements de la masse.
Autant de problèmes qui finissent par développer une « sédimentation » de la violence, des phénomènes de déviance, en un mot, une situation d’ « anomie » se caractérisant par un relâchement des normes et des valeurs sur le comportement des individus. Lorsque les repères viennent à manquer, les individus peuvent être conduits à transgresser des normes et à adopter des comportements déviants comme c’est le cas récurrent aujourd’hui. Ce qui nous amène à nous rendre compte ou du moins à adhérer à la théorie de Durkheim et de Girard (2007) qui interroge sur le comment canaliser l’affectivité humaine de façon productive, c’est-à-dire comment domestiquer les impulsions «naturelles» de l’homme, potentiellement dangereuses, de telle manière que d’une force destructrice elles deviennent une force civilisatrice?
Le pays souffre bien évidemment d’anomie caractérisée par des indicateurs qui l’attestent comme l’augmentation du taux de criminalité, la hausse de la consommation de drogues, de psychotropes, etc. L’aggravation de ces maux aboutit à une animalité difficile à expliquer par ceux qui ont toujours pensé que tout pouvait aller de soi bien et que la crise ne serait que passagère.
Si certains indicateurs peuvent témoigner d’une progression de la déviance en Centrafrique, il faut préciser que la déviance est bien présente et qu’elle ne peut être éradiquée qu’à travers des actions fondées sur une vision politique clairement définie et sortie des sentiers battus.
La persistance et le renouvellement de formes de pauvreté et d’exclusion, par les signes d’anomie et de déviance observables au quotidien entraînent sans contexte la méfiance vis-à-vis de l’Etat et l’incivisme. Aussi, la recomposition du lien social sur la base de nouvelles relations moins contraignantes, ouvertes et davantage choisies, de sociabilités renouvelées au sein d’associations ou de réseaux plus spontanés qui montrent une intense activité sociale parmi toutes les catégories de la population permettra de recoudre les morceaux et opérer une stabilité sociale et économique.
Comprendre comment se construit et se maintient la cohésion sociale, en particulier à travers le rôle des différentes instances d’intégration constitue le défi majeur à relever par l’Etat intégrateur. Les phénomènes liés aux handicaps sociaux mal connus ou minimisés ne peuvent que briser le tissu social et ouvre la voie à la violence, situation propice à la récupération des marginaux et les exclus par les ennemis de la paix et les seigneurs de guerre.
Au-delà de ces phénomènes, on note la fragilisation de la nation en construction par le biais de l’ethnocentrisme vu comme sentiment de repli communautaire et de la valorisation de son groupe social comme la seule référence possible. On tombe alors dans une forme négative du narcissisme identitaire source de conflits intergroupaux. Or, face aux malheureux événements qui n’ont épargné personne, l’ethnocentrisme ou le communautarisme ne peut que remettre en cause la construction nationale puisqu’au projet d’unification et d’homogénéisation (dans le respect de la diversité) des régions centrafricaines, il oppose les spécificités, les particularismes de certains groupes constitutifs de cette nation à travers des aspirations et des revendications de droits particuliers, catégoriels, voire communautaristes qui excluent la préservation de la cohésion sociale fondée sur des valeurs partagées.
En définitive, il faut reconnaître que la cohésion sociale ne se décrète pas, ni ne peut constituer un refrain repris en cœur par l’homme de la rue. Il est un modèle construit au cours de l’histoire d’une société. Une société anomique caractérisée par un affaiblissement de l’influence des normes et des valeurs sur le comportement des individus est une société qui a emmagasiné depuis des années des aspirations et des ambitions non satisfaites par ses membres avec comme conséquences le développement des frustrations qu’il faut savoir les éteindre avec des instruments de coercition adéquats aux fins de déboucher sur sa refondation. Loin de souhaiter l’institution d’un régime politique dictatorial ni sanguinaire, il faut un Etat fort doté d’un sens de responsabilité et de rigueur capable d’installer un ordre nouveau où l’impunité, la médiocrité et le clanisme érigés en système de gouvernance n’ont plus droit de cité.
Il faut reconnaître que l’Etat, n’est pas seulement un pouvoir central fort, l’Etat c’est la citoyenneté. Or, depuis l’indépendance du pays les hommes qui ont eu à le gérer n’ont pas compris peut-être qu’il arrivera une jour où vont émerger des hommes et des femmes en quête de leur autonomie et de l’affirmation de leur citoyenneté. Nous sommes arrivés à une situation où l’Etat n’arrive pas à gérer la citoyenneté compte tenu du fait qu’il a été longtemps habitué à gérer des groupes (clientélisme, tribalisme, clanisme, réseaux mafieux…) excluant l’individu qui « se cherche » tout le temps pour asseoir son identité. L’absence d’une ingénierie politique et sociale ou sa non maîtrise a engendré chez nos hommes politiques qui ont opéré un repli sur leur communauté d’origine pour garantir leur pouvoir (garde prétorienne, constitution d’une armée à base « monoethnique », « tribalisation » de l’administration, etc.).
L’apport de la communauté internationale depuis les douloureux événements que traverse le pays bien qu’il soit salvateur à un moment donné ne peut constituer en soi une panacée. Le combat, aujourd’hui, est celui de la construction de la citoyenneté. Le combat pour l’institution de la démocratie (pluralisme politique, élections transparentes,…) viendra plus tard. On ne peut parler de la démocratie dans environnement où baigne une population analphabète et pauvre. Au-delà de cette dimension, l’enjeu aujourd’hui, est la rupture avec la violence et la relance de la politique de reconstruction d’une identité chez chaque centrafricain afin de l’associer à l’œuvre de reconstruction nationale. Ce processus qui pourrait certainement être long ne peut être entamé sans l’instauration d’un environnement paisible empreint d’équité et de justice.
Dr Josias TEBERO
[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/Lutte_de_classes.