LE MONDE | 26.11.2015 à 11h31 • Mis à jour le 26.11.2015 à 11h54 |Par Joan Tilouine (Rome, envoyé spécial)
La Centrafrique n’a pas fini d’occuper Mauro Garofalo, le très discret responsable de la communauté Sant’Egidio, à Rome. Le pape François compte achever sa première visite en Afrique dans la capitale centrafricaine, Bangui, les 29 et 30 novembre, considérée comme une étape à risques même par le Vatican – qui pourrait la réduire voire la supprimer. Mais, dix jours avant le début officiel de l’Année sainte de la miséricorde, le souverain pontife semble décidé à ouvrir une « porte sainte » dans la cathédrale Notre-Dame. Il est également attendu à la mosquée centrale. Le grand imam, Omar Kobine Layama, connaît bien les laïcs de Sant’Egidio qui l’ont convié à une série de dialogues interreligieux à Rome et l’ont mis en lien avec la puissante organisation islamique indonésienne Muhammadiyah, qui fournit depuis une aide humanitaire aux musulmans de Bangui.
En coulisses, Mauro Garofalo et Andrea Riccardi, le fondateur de la communauté, ont préparé le terrain avec leurs nombreux interlocuteurs centrafricains, le Vatican, la France – opposée à cette visite pour des raisons de sécurité – et les institutions internationales. « La venue du pape tombe à un moment crucial : avant l’élection présidentielle et à un moment où le dialogue politique peut s’amorcer, veut croire Mauro Garofalo. Tout semble prêt et le Saint-Père décidera. Il a toujours raison. »Juste avant cette visite, l’ancien archéologue s’est rendu à Bangui pour réunir tous les candidats à l’élection présidentielle du 13 décembre. Certains d’entre eux, les candidats les plus sérieux, s’étaient retrouvés huit mois plus tôt à Rome, en amont de l’échéance électorale alors prévue le 18 octobre.
Sant’Egidio semble un coin de paradis, sur la rive droite du Tibre. Dans le dédale des ruelles du Trastevere, les façades orangées de la place tranchent avec le ciel bleu vif. Les badauds déambulent dans ce décor de carte postale sans se soucier des militaires en faction devant la petite église. Ils ne remarquent pas non plus l’homme pressé d’une quarantaine d’années, qui tire nerveusement sur sa cigarette et disparaît derrière les murs de la mystérieuse bâtisse religieuse. Mauro Garofalo est en relation permanente avec des présidents, des hommes politiques et des chefs rebelles qui s’affrontent à des milliers de kilomètres de là. Nombre d’entre eux défilent ou ont défilé dans l’ancien monastère carmélite érigé au XVIIe siècle.
« Rome est la ville des miracles »
La communauté, organisation séculière créée à Rome en 1968 par un fils de banquier, Andrea Riccardi, et un groupe d’étudiants désireux de reconnecter l’Eglise avec les plus démunis, y siège depuis le milieu des années 1970. Ces fils de Vatican II et de Mai 68, un temps imprégnés de marxisme, ont fait leurs classes dans les bidonvilles romains, mais aussi auprès des handicapés, des réfugiés et des personnes âgées esseulées. Ils sont surtout devenus des acteurs discrets et réputés de la scène politique internationale.
L’institution compte aujourd’hui plus de 75 000 membres dans 74 pays. Mais ils ne sont qu’une dizaine à composer le « bureau international » qui se consacre, depuis Rome, à résoudre des conflits parfois inextricables pour la diplomatie traditionnelle. « Nous ne sommes pas des professionnels de la paix, juste des artisans pour qui le dialogue est un pain quotidien »,glisse Mauro Garofalo.
L’un après l’autre, en ce mois de février 2015, les acteurs de l’élection présidentielle centrafricaine ont traversé l’austère salle capitulaire aux murs ornés de peintures baroques, avant de pénétrer dans l’ancien réfectoire, reconverti en salle de négociation. Peut-être ont-ils croisé le regard doux d’un saint François portant un loup dans ses bras. La toile de Stefano Di Stasio côtoie une autre œuvre de l’artiste mettant en scène l’accord de paix au Mozambique, signé ici même le 4 octobre 1992, après plus de deux années de médiation de Sant’Egidio.
« Parmi vous, il y a le futur président centrafricain. Sortira d’ici ce que vous aurez décidé ensemble », a énoncé Mauro Garofalo, dirigeant avec tact les discussions entre ces hommes qui se haïssent et se défient. Avec chacun, il a noué une relation personnelle au cours des dix dernières années. « Seule Sant’Egidio est capable de réunir ces crocodiles dans un même marigot », confie Prosper N’Douba, un des organisateurs de la rencontre, ancien ministre centrafricain.
« Electron libre »
Le soir venu, tous se retrouvent au restaurant de la communauté, sur la place. Les serveurs sont des handicapés qui manquent parfois de renverser les plats sur les costumes des personnalités politiques et des chefs de guerre de passage. De quoi faire sourire et décrisper l’atmosphère. « Cette semaine de vie ensemble a permis de crever des abcès, se souvient l’ancien premier ministre Anicet-Georges Dologuélé. Contrairement aux diplomates traditionnels, les médiateurs de Sant’Egidio ne nous font pas la leçon, n’ont pas d’agenda politique et donnent l’impression que c’est nous qui parvenons à un accord. »
Des diplomates en poste à Rome ou au Vatican sont aussi conviés. « La communauté est un électron libre devenu un instrument diplomatique unique au monde, souligne l’ancien ambassadeur de France au Vatican, Bruno Joubert. Ils m’ont associé à leurs échanges sur la Centrafrique, et j’ai pu les voir mener un travail discret, minutieux, sur le long terme qui a abouti à la signature d’accords quasi diplomatiques. »
Non loin de là, depuis son palace, The Westin Excelsior, le président congolais, également médiateur de la crise centrafricaine, suit l’évolution du dialogue. Denis Sassou-Nguesso, 72 ans – dont plus de trente à la tête d’un pays resté l’un des plus pauvres et des plus corrompus du monde –, est alors en visite officielle à Rome. Il s’entretient avec Mario Giro, l’un des pionniers de la médiation de paix de Sant’Egidio, devenu en 2013 sous-secrétaire d’Etat italien aux affaires étrangères. Et reçoit les candidats à la présidentielle centrafricaine qui viennent de signer l’« appel de Rome au peuple centrafricain et à la communauté internationale », dans lequel ils s’engagent à œuvrer pour la résolution de la crise et à respecter le résultat des urnes. « Sassou nous a dit : “Vous avez démontré que vous êtes des hommes d’Etat. Cette nuit, je vais bien dormir. Rome est la ville des miracles” », rapportent les présidentiables.
Huit mois plus tard, la paix reste toutefois fragile et les violences interreligieuses ont repris à Bangui. « Sant’Egidio a toujours échoué en Centrafrique, déplore, depuis Bangui, Jean-Jacques Demafouth, conseiller à la présidence pour les questions de sécurité. Il y a une vraie différence entre une rencontre à Rome et la réalité en Centrafrique. Ils devraient plutôt convaincre les chefs de guerre et de milice qui menacent la stabilité et la tenue des scrutins. »
« Une discrétion remarquable »
Mais les membres de Sant’Egidio ne sont pas des amateurs. Cela fait plus de trente ans que la communauté mène des missions de médiation. En 1983, les fondateurs de l’organisation ont participé au sauvetage de réfugiés chaldéens prisonniers en Turquie et en Irak. Quelques mois plus tard, ils intervenaient au Liban, alertés sur le sort réservé au village chrétien de Deir-el-Qamar, assiégé depuis cent deux jours par les druzes du parti de Walid Joumblatt. Grâce à ses réseaux politico-religieux, Sant’Egidio parvint à organiser une rencontre entre M. Joumblatt et le patriarche émérite des grecs-melkites d’Antioche. Et le blocus finit par être levé.
Mauro Garofalo, autrefois familier des chantiers de fouilles en Libye, a mené nombre de missions sensibles en Afrique, négociant notamment en novembre 2014, à la demande du Vatican, la libération d’un prêtre polonais, Mateusz Dziedzic, et de vingt-trois autres otages retenus par des rebelles du Front démocratique du peuple centrafricain. Sant’Egidio a secrètement obtenu que le prélat soit relâché en échange du chef des insurgés, alors emprisonné au Cameroun voisin.
Depuis, la communauté du Trastevere, reconnue par le Saint-Siège comme une « association internationale de laïques », est intervenue en Albanie, au Kosovo, au Mozambique, au Liberia, en Côte d’Ivoire, au Burundi, ou encore au Soudan du Sud, pour essayer de convaincre le sanguinaire chef de guerre ougandais Joseph Kony de négocier. « C’est une belle diplomatie, constate l’ancien ministre des affaires étrangères français Hubert Védrine. Depuis le début du XXe siècle, l’Occident a renoué avec sa vision prosélyte en tentant, à travers la diplomatie, d’imposer ses valeurs politiques et religieuses. Sant’Egidio est à contre-courant, s’abstient de donner des leçons et œuvre dans une discrétion remarquable. »
Une diplomatie feutrée
Une diplomatie feutrée, pénétrée de l’atmosphère paisible qu’entretient, dans le jardin de la communauté, le Père Angelo Romano. Le patio verdoyant où s’épanouissent bananiers et oliviers donne sur une porte dérobée. Une entrée discrète où guérilleros, chefs de guerre, putschistes et simples hommes politiques peuvent s’engouffrer sans crainte de croiser l’ennemi avec qui ils devront négocier.
« Pour éteindre un conflit, il faut que ceux qui font la guerre veuillent la paix. Et nous, on est libres d’essayer, d’échouer, de prendre le temps de comprendre, sans les juger, ceux qui ont fait le choix de se battre »,explique le prêtre, médiateur de paix et professeur d’histoire de l’Eglise à l’université pontificale urbanienne. « Nous vivons des dons. La paix au Mozambique, c’est près de 2 millions d’euros pour deux ans et demi de négociations. La paix coûte moins cher que la guerre. » Encore faut-il en convaincre les intéressés.
L’échec le plus marquant de Sant’Egidio remonte à janvier 1995. Les médiateurs romains tentent alors d’organiser un dialogue pour trouver une issue pacifique à la guerre civile qui ravage l’Algérie. Abbas Aroua avait 24 ans à l’époque et se trouvait à la table des négociations. « Toutes les conditions étaient réunies pour parvenir à un accord. Mais le régime militaire n’est pas venu et a fait pression tous azimuts, y compris sur la France, et la communauté internationale a fini par lâcher Sant’Egidio »,se souvient-il, depuis Genève, où il dirige la Fondation Cordoue.
« On peut dire que c’est un échec. Certains échecs deviennent des réussites, et certaines médiations de paix réussies deviennent, une décennie plus tard, un échec, dit Andrea Riccardi, qui fut ministre de la coopération. Mais nous voulions aussi dénoncer les crimes et les centaines de milliers de morts. Comme en Syrie aujourd’hui, où Sant’Egidio tente d’œuvrer. »
Le raté algérien n’a pas terni l’aura de la communauté. Nombreux sont les chefs d’Etat à y faire un crochet lors de leurs visites à Rome. Et des émissaires de chefs de guerre et de politiques s’y rendent sans cesse, dans l’espoir d’« un miracle ».
Joan Tilouine (Rome, envoyé spécial)
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Journaliste au Monde