Des cadavres abandonnés au travers de la rue, des tirs qui claquent dans la moiteur étouffante sans qu’on sache toujours qui se bat : depuis plusieurs jours, Bangui a renoué avec la violence, après une courte période d’accalmie lors de l’annonce de l’élection, le 20 janvier, de la nouvelle présidente de transition, Catherine Samba-Panza. Hier, deux corps mutilés étaient exposés sur la route de l’aéroport et des affrontements avaient lieu dans le quartier de PK5, où des musulmans venus d’autres quartiers, notamment de Meskine, s’étaient regroupés pour échapper aux attaques dont ils sont la cible systématique.
Ni les opérations de cantonnement des ex-rebelles de la Séléka, qui ont perdu le pouvoir début janvier, ni l’annonce de la formation du gouvernement de transition, lundi, n’auront donc réussi à apaiser la tension dans la capitale centrafricaine, où plusieurs quartiers populaires ont été vidés de leurs communautés musulmanes, assimilées de facto à ces ex-rebelles venus en mars du nord musulman.
Défilé en armes. Il suffit de se rendre dans le quartier de PK13 pour mesurer l’impact de cette revanche devenue aveugle. Un silence de mort pèse sur les habitations détruites, pillées et désertées. Aucun musulman n’est resté dans ce quartier anéanti. Sur la même route, en direction du centre-ville, se trouve le quartier de PK12, avec son carrefour stratégique qui verrouille l’accès vers l’une des sorties de la ville. Les militaires français y sont postés devant un barrage qui jouxte un poste de gendarmerie déglingué. Mais la présence des soldats n’a pas empêché l’exode des musulmans du quartier, ni même les ex-rebelles de sortir ces derniers jours de leur lieu de cantonnement tout proche, pour défiler en armes et treillis, malgré l’interdiction qui leur en est faite.
Il est vrai qu’il ne suffit pas de cantonner des combattants. Encore faudrait-il songer à les nourrir. Apparemment, personne n’y a songé. Et quand les ex-rebelles tentent de s’approvisionner seuls et sans armes au marché, ils se font attaquer. C’est en partie pour cette raison qu’ils ont peut-être procédé à cette dérisoire démonstration de force avec armes et uniformes au carrefour de PK12. «Si on tente de les arrêter quand ils défilent armés, on risque un bain de sang au milieu des petits vendeurs» , se justifie un militaire français, lequel concède dans la foulée que l’opération «Sangaris» pourrait durer plus longtemps que prévu, malgré le vote mardi à l’ONU sur l’envoi de renfort de troupes européennes. «C’est ainsi, soupire-t-il. On ne se plaint pas, mais c’est dur pour nos épouses. Et quand les missions se prolongent trop, on finit par avoir plus de cocus que de morts» , finit-il par lâcher.
Or, la mission initiale s’est compliquée. En neutralisant les ex-rebelles de la Séléka, l’intervention des troupes françaises et africaines a indirectement laissé la minorité musulmane sans défense face à la soif de vengeance des milices anti-balaka. Et les lynchages de musulmans ont parfois lieu sous les yeux des forces françaises, comme ce fut le cas hier à Bangui, où les soldats de Sangaris ont été accusés de ne rien faire pour sauver un musulman attaqué par la foule. «Vous, les Français, vous êtes venus ici pour assister à notre massacre. On ne veut plus vous voir dans nos quartiers, sinon on vous tuera aussi», lançait vendredi un homme à moto sur l’avenue déserte qui longe le quartier de Meskine.
Accent parisien. Malgré la fin du règne de la Séléka, les massacres n’ont donc pas cessé. Car les milices d’autodéfense civiles sont en réalité tout aussi divisées que l’était la Séléka - qui, en sango, signifie «alliance» de plusieurs mouvements rebelles opposés à l’ancien président François Bozizé. «En réalité, nous sommes tous dépassés ! Il y a des gens qui se revendiquent de la Séléka sans faire partie des rebelles et il y en a d’autres qui s’affirment anti-balaka simplement pour pouvoir piller et tuer», affirmait il y a quelques jours Leopold Bara . Sous une paillote plantée dans le sable, au bord du fleuve Oubangui, ce trentenaire à l’allure de professeur se présentait alors comme «le coordinateur politique des anti-balaka»,tout en précisant aussitôt : «Je représente le courant pacifiste du Front de la résistance.» Son accent parisien ne tient pas du hasard ou d’une forme de préciosité délibérée. De nationalité française, élevé dans l’Hexagone, Leopold Bara a été le relais local de la campagne de François Kahn [candidat centriste aux législatives pour représenter les Français de l’étranger, ndlr] en 2012. En septembre, il est rentré dans son pays natal «révolté par le chaos qui y régnait».
Nébuleuse. Depuis lundi, ce biologiste est le nouveau ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Culture et le seul représentant des anti-balaka au sein du nouveau gouvernement, qui compte trois ministres représentant les rebelles de la Séléka. Le casting n’a pas plu à tout le monde. «On nous a volé notre victoire», a déclaré lundi Edouard-Patrice Ngaissona , un fidèle de l’ancien président Bozizé, rentré récemment à Bangui. Cet ancien député du quartier de Boy Rabé représente justement la branche des anti-balaka, qualifiée d’«extrémiste» par Leopold Bara.
Depuis la démission de Michel Djotodia, le président porté au pouvoir par la Séléka mais forcé de le quitter le 10 janvier, les milices anti-balaka affichent leurs divergences au grand jour. «Sur les dix sites qui regroupent des anti-balaka, trois, dont celui de Boy Rabé, ont refusé de désarmer. Ils sont en réalité manipulés par l’ancien président François Bozizé, qui n’a jamais renoncé à revenir au pouvoir», accusait Leopold Bara la semaine dernière, affirmant avec force «ne pas vouloir d’une république chrétienne en Centrafrique, où chaque religion, chaque communauté doit avoir sa place».
Mais la nébuleuse des anti-balaka s’appuie sur une colère populaire qui répond autant aux exactions de la Séléka pendant les dix mois où les rebelles tenaient le pouvoir qu’à des ressentiments plus anciens. Dans le langage courant, à Bangui comme dans le reste du pays, on distingue toujours «les Centrafricains» et «les musulmans» pour évoquer les deux principales communautés du pays. Un abus de langage qui sera bientôt une réalité si les massacres et l’exode forcé des musulmans se poursuit. A moins que ces derniers ne se décident à réagir. Vendredi, plusieurs imams de Bangui avaient incité leurs fidèles à prendre les armes pour se protéger des attaques. La guerre civile succéderait alors à la purification ethnique en cours.
Maria MALAGARDIS Envoyée spéciale à Bangui